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me c’est beau ! Et votre chère Emmeline, elle accepte cela sans murmurer ? Ah ! vraiment, tenez, c’est superbe ; il n’y a que vous pour agir ainsi.

Mme Brou reçut d’un air modeste ces compliments ; elle n’était pas toutefois décidée à les mériter, et toutes les ressources qui peuvent offrir aux filles de bonne famille dans l’embarras, bureaux de poste, bureaux de tabac, place de sous-maîtresses dans les pensionnats, et jusqu’au bandeau de la religieuse, défilèrent successivement dans sa tête, accompagnés des protecteurs, des intermédiaires et des voies et moyens par lesquels on les pourrait atteindre. Elle alla jusqu’à rédiger en pensée telle lettre à M. un tel et tel placet au ministre. Puis elle soupirait profondément. Oh ! oui, Mme Brou était bien tourmentée ! On est mère de famille et femme prévoyante ou on ne l’est pas.

Il y avait à peine deux jours que M. Brou était parti, quand le facteur apporta une lettre de faire-part entourée de noir.

Mme Brou eut un pressentiment.

— Bon Dieu ! si…

Elle ouvrit la lettre et fit un grand geste d’accablement : c’était l’annonce de la mort de M. Marcel Aimont, capitaine de vaisseau, âgé de quarante-huit ans, au nom de Mlle Marianne Aimont, sa fille, et de Mme veuve Cornerel, sa sœur.

— Nous sommes vraiment bien malheureux ! dit Mme Brou.

Elle donne quelques larmes à son propre sort. Puis vinrent les commentaires. Sans dire du mal du pauvre mort, il fallait convenir que c’était un homme qui ne se gênait pas. Sans même attendre un consentement… c’était contre toute convenance, car le docteur n’avait pas eu le temps d’arriver, et bien sûr le testament pourtant le nommait tuteur, il fallait y compter. À moins que M. Aimont n’eût pas fait de testament ; il n’y avait peut-être pas de raison… Mais restait la prière faite par le mourant, et le docteur n’avait en quelque sorte plus le droit de refuser. Il était si délicat…

Il est difficile de rendre combien Mme Brou fut tourmentée, et combien l’on s’en aperçut dans la maison, jusqu’à la réception de cette lettre du docteur :

« Ma chère amie,

» Arrivé depuis quelques heures, je t’écris à la hâte. Je suis débarqué dans une fort belle maison de campagne. Le pauvre Aimont est mort depuis trois jours, et ses obsèques ont eu lieu hier. Il paraissait fort estimé. La jeune fille est au désespoir. Elle est véritablement très-bien. Je vais prendre connaissance des affaires ; puis il me faudra l’arracher le plus promptement possible à ces tristes lieux. Préparez tout pour sa réception. Elle est habituée au luxe. Je te télégraphierai le jour de notre arrivée.

» Ton mari affectionné,

» Dr Anatole Brou. »

Cette lettre remonta, comme elle le disait elle-même, Mme Brou. Elle et Emmeline la relurent dix fois pour y chercher des affirmations précises. Mais il était évident que le docteur lui-même ne savait pas grand’chose encore ; une fort belle maison de campagne, une jeune fille très bien, des habitudes de luxe, tout ceci ne se présentait pas mal.

— Mais, disait sagement Mme Brou, il n’y a là rien d’absolument certain, car il ne manque pas de gens qui ont des habitudes de luxe en disproportion avec leur fortune, ce qui les conduit à la ruine. Et cela, c’est encore le pis de tout.

Son imagination alors fut hantée par le fantôme d’une jeune personne nourrie dans l’indolence et dans la mollesse, pleine de grands airs et ne possédant… que des exigences. Cette idée, par moments, affectait Mme Brou au point de lui faire jeter de profonds soupirs. Mais ensuite elle se remontait, de peur, ou plutôt dans l’espoir de se tromper.

Il y eut entre Emmeline et sa mère de grands débats au sujet de la chambre qu’on devait disposer pour l’inconnue.

La maison du Dr Brou était du nombre de celles qui composent le beau quartier, en même temps le quartier neuf, de la vieille cité. Il l’avait fait bâtir lui-même sur les terrains vagues, voisins de la promenade, où s’élevaient alors seulement quelques chantiers. Elle était à un seul étage, avec mansardes, genre Louis XV, assez élégamment enjolivée, et donnant d’un côté sur la rue, avec retrait de quelques mètres, derrière une grille ornée de fleurs, ainsi que le perron. De l’autre côté, s’étendait un jardin anglais. La belle et vaste promenade qui fait l’orgueil de Poitiers et qui domine un bel horizon de champs, de coteaux, de prairies traversées par la rivière, se trouvait à quelques pas, au bout de la rue.

Cette maison, construite seulement depuis une dizaine d’années, était — est-il besoin de le dire ? — une des joies les plus chères du ménage Brou. Les vieux bourgeois, à qui leur ville paraît un monde, et peut-être les envieux, la trouvaient seulement un peu éloignée du centre, bien qu’on puisse aller en vingt minutes d’une extrémité à l’autre de la ville de Poitiers. Soit pour sacrifier aux préjugés de ses concitoyens, soit qu’il craignît la marche, ou par représentation, le Dr Brou, pour faire ses visites, avait un cabriolet.