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mais apparemment je suis trop faible pour résister à l’impression des faits. Tenez, en ce moment où je vous parle, je comprends que c’est odieux ; je sais bien que vous m’aimez… que vous… fussiez-vous le seul au monde, vous êtes incapable de trahir… Pour nous deux au moins, l’amour est une vérité, n’est-ce pas ? Pardonnez-moi j’ai besoin que vous m’aidiez. J’ai l’esprit malade ; soyez bon pour votre pauvre Marianne, mon cher lancé. Raffermissez-moi ; dites-moi que le reste du monde peut mentir, insulter l’amour ; mais, que nous deux au moins nous dominons ces fanges, que nous nous aimons vraiment, Albert.

Elle se penchait sur son épaule, en tournant vers lui ses beaux yeux, toute éperdue de cet aveu, pleine de confusion, au point qu’il faillit tomber à ses genoux, lui tout dire et implorer son pardon ; mais à temps il se retint en se disant : Non, tout serait perdu ! Et puis elle était si belle, que l’amour. — du moins ce qu’il appelait ainsi, — l’emporta sur la confusion, et il la pressa sur son cœur en délire, avec tant de serments que Marianne, rassurée, lui sourit à travers ses larmes et sentit le besoin de s’excuser encore.

Un des premiers jours de septembre, — la famille Brou était toujours à la campagne, — comme on achevait de déjeuner, Louison vint apporter à Albert une enveloppe non timbrée. À quoi, en fille qui ne cache point les informations qu’elle peut avoir, elle ajouta :

— C’est un domestique du théâtre qui l’a apportée ; il est venu en voiture pour ça.

— Un domestique du théâtre ? répéta Emmeline.

— Je ne sais ce que cela signifie, dit Albert.

Il décacheta l’enveloppe et en retira le coupon d’une loge de premières.

— C’est curieux, dit-il.

— Qui peut t’envoyer cela ? demanda sa mère.

— Je n’en sais rien.

Le docteur était absent. Mme Brou prit le carton et, tandis qu’elle, le regardait, Emmeline s’écria :

— Il y a quelque chose d’écrit derrière.

Mme Brou retourna le carton :

— Souvenir à…

Elle s’arrêta brusquement, d’un air effaré, garda un instant le silence, et passa le carton à Albert.

— Qu’est-ce que c’est un secret donc ! dit Emmeline.

— C’est que je ne puis pas lire ; c’est trop mal écrit, répondit Mme Brou.

Mais son trouble était visible, et elle roulait des yeux étranges, comme si elle disait : Vous voyez, je sais garder un calme digne et superbe dans les circonstances les plus terribles.

La curiosité d’Emmeline était vivement excitée, mais Albert avait déjà mis la carte dans sa poche.

— C’est un acteur que j’ai connu à Paris, dit-il, qui m’envoie cela.

— Il est donc à Poitiers maintenant  ?

— Oui, vous savez que nous avons une troupe nouvelle ?

— Ah ! Est-il bon ?

— Assez.

Emmeline allait poursuivre ses questions, mais Mme Brou se leva de table et Albert sortit aussitôt.

— Qu’est-ce qu’il y a ? se dit Emmeline.

Car elle était bien sûre qu’il y avait quelque chose. Pour Marianne, à son regard absorbé, à sa contenance passive, il était à croire qu’elle n’avait rien vu ni rien écouté.

On vit pou Albert le reste de la journée, et Mme Brou garda un air mystérieux qu’émaillaient seuls quelques soupirs. Le soir, quand le docteur arriva, elle alla au-devant de lui et ils montèrent ensemble dans leur chambre. Puis le docteur passa dans celle d’Albert, qui venait de rentrer.

— Ce que vient de me dire ta mère est il possible ? Tu reçois des lettres de tes maîtresses ici, sous les yeux de la mère et de ces demoiselles !…

— Permets, papa, ce n’est pas ma faute, et j’étais à cent lieues de prévoir…

— Soit mais à défaut de la décence, la plus simple prudence aurait dû t’ordonner de tenir ces relations loin de la maison. Une actrice à Poitiers, à deux pas de ta fiancée ! cela est indigne et insensé.

— Mon père, dit Albert, si tu avais bien voulu me demander tout d’abord des explications, tu te serais épargné cet emportement. La personne qui m’a écrit est une ancienne connaissance faite à Paris et par laquelle je pouvais d’autant moins m’attendre à me voir relancé ici, qu’elle m’avait quitté, de son propre gré, plus d’un mois avant les vacances. Maintenant, comment a-t-elle osé me faire passer un pareil mot, sur une carte destinée à être vue… C’est ce que je ne puis comprendre. Ce n’est pas une dévergondée.

Il remit en même temps le coupon à M. Brou, qui lut au dos :

« Souvenir à mon chéri Bébert.

» ARMANTINE. »

— Quelle effronterie ! Marianne pouvait voir cela… au lieu de remettre ce carton à ta mère, si tu l’avais passé à ces demoiselles !… c’était possible…