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pouvoir braver impunément les lois du monde ; vous vous abusez.

Il parla ainsi longtemps avec plus de ressentiment et d’humeur qu’il n’en avait encore montré. Albert lui répliquait faiblement, en plaidant seulement les circonstances atténuantes. Quant à Marianne, absorbée dans sa douleur, dans le souvenir affreux de ce qu’elle venait de voir et d’entendre, elle restait étrangère à ce qui se disait près d’elle. Ce fut avec la même impassibilité qu’elle subit les reproches de sa tante, et, à voir comment à peine elle répondait, on l’eût dit seulement étonnée de ces bourdonnements enfantins autour de l’horrible drame qui venait de s’accomplir et dans lequel elle restait comme enveloppée.

Ce fut pour elle un deuil nouveau, moins douloureux sans doute que la perte de son père, mais plus lugubre et qui lui ouvrait sur la vie de sombres échappées, dont elle avait peur. Les paroles de la mourante lui revenaient sans cesse dans l’esprit : Prenez bien garde !… Vous aussi, vous pourriez être trompée… d’une autre manière… Vous détestez celui qui m’a perdue… mais les autres font ainsi. »

Et ces avertissements, se joignant à ceux de Mme Touriot, la frappaient d’une terreur secrète. Croyait-elle donc qu’Albert… Oh ! non, non s’écriait-elle, c’est impossible ! ni maintenant ni jamais, je ne puis douter de lui ! C’est impossible ! c’est impossible ! répétait-elle sans cesse à chaque doute nouveau, et la simple foi n’y était plus.

— A-t-on jamais vu, disait Mme Brou, indignée, un si grand chagrin pour une fille pareille ? Nous qui sommes ses parents, elle ne nous pleurerait pas comme ça ! C’est de la folie.

Aussi commença-t-elle sagement à jeter dans l’esprit de son fils les préventions nécessaires pour qu’il ne se laissât pas aller à trop de faiblesse, et qu’il sût reprendre sa femme comme il faudrait.

— Il n’y a pas de risque à présent qu’il lui dise rien, pensait-elle ; mais plus tard il s’en souviendra.

Et Mme Brou pensait justement. Ses insinuations ne soulevaient, aucune opposition chez Albert, il était bien au fond de cet avis ; seulement il n’aurait voulu, pour rien au monde, contrarier Marianue, et il se montrait sympathique à sa douleur, comme s’il l’eût partagée. Touchée de le trouver partout sur ses pas et triste comme elle, la jeune fille avait des élans de confiance et d’effusion.

— Ô Albert, disait-elle, seule avec lui au fond du jardin et le visage couvert de larmes, tandis qu’à demi prosterné devant elle, il baisait ses mains, ô cher Albert, c’est bien étrange, n’est-ce pas, mais je l’aime plus à présent, la pauvre morte, que je ne l’avais jamais aimée. Il me semble que c’était une sœur à moi, que j’aurais dû défendre et sauver. Les usages sont impitoyables. Je n’ai pu l’aimer comme je voulais, quelque chose me barrait toujours le chemin. Et elle est morte… le cœur brisé… parce qu’elle était pauvre ! Il aurait demandé sa main à genoux, si elle avait été riche, et parce qu’elle était pauvre, il lui a pris tout, la vie, l’honneur, l’amour, la foi, tout ce qu’elle avait ; il l’a désolée et tuée ! N’est-ce pas un assassinat, cela, Albert, dites ? Plus qu’un assassinat, puisqu’on a tué l’âme aussi ?…

Votre mère me trouve étrange d’aimer et de pleurer cette victime. On l’accuse encore… de faiblesse, de vanité… Je me rappelle, Albert, qu’un jour elle essaya… c’est moi qui l’avais voulu… une de mes robes. Elle était si jolie ainsi ! Elle se regardait avec joie d’abord, et puis cela lui fit mal, et à moi aussi. N’est-il pas naturel d’aimer ce qui est beau ? de vouloir être belle quand on est jeune ? Leur faire un crime de cela !… Moi, je souffre en pensant à toutes ces jeunesses étouffées par les laideurs et les tristesses de la misère. Henriette m’a dit de les aimer et je le ferai. Il me semble maintenant qu’elles sont toutes ses sœurs… et les miennes. Pauvres sœurs ! elles sont bien malheureuses, n’est-ce pas, Albert ?

— Ma chère, mon adorable Marianne, ne vous faites pas tant de chagrin ! Il faut être bonne, sans doute ; mais soyez-le pour moi aussi, pour votre Albert, qui voudrait ne voir jamais une larme dans ces yeux.

— Albert, vous m’aimez ? dit-elle tout à coup avec énergie en plongeant son regard dans celui du jeune homme.

— Ah ! Marianne !…

— Eh bien ! ne me trompez jamais !…

Le regard de sa fiancée lui faisait la sensation d’une lame ; il baissa les yeux : Elle crut l’avoir blessé et reprit vivement :

— Oh ! ne croyez pas, Albert, que je doute pas dire… Si je cessais de vous estimer, j’aurais donc cessé de vous aimer ! Je veux dire… ne me cachez rien de vos pensées ; ouvrez-moi votre cœur tout entier, comme je vous ouvrirai tout le mien ! Il faut nous voir et nous mirer en quelque sorte l’un dans l’autre, Albert, j’en ai besoin !… Si vous saviez… Ah ! j’ai honte de vous l’avouer !… Tout ce qu’on me dit… et ce que je vois… ce que j’apprends sur la vie… oui, j’ai honte d’être si peu forte ! Cela me fait peur, Albert, et me donne de mauvaises pensées… La tête par moments me tourne… je sais… je sais que j’ai tort. Oh ! cher ami, ne m’en veuillez pas, je vous prie. Oui, j’ai tort ; c’est affreux ! Vous devez bien peu m’estimer, Albert ;