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sier, garni de percale blanche, aux rideaux fermés, sous lesquels reposait l’enfant mort. Près de la fenêtre, sur une table, une corbeille pleine de pelotons de fil, avec la ménagère, les ciseaux et le dé de l’ouvrière : et une autre, plus grande, contenant la layette préparée. Puis des flacons de pharmacie encombrant la cheminée. Mme Démier vint apporter une chaise à Albert. À ce moment, la voix d’Henriette se fit entendre au milieu des sanglots et des hoquets.

— Merci ! merci !… Je savais bien que vous viendriez. C’est la dernière fois… J’avais tant besoin de vous voir !… Cela vous a peut-être bien dérangée… à cause… mais on est exigeant quand on se meurt… on dit : C’est la dernière fois… je ne ferai plus de peine à personne !… Il me faut cette douceur-là… il y a si longtemps que je n’en ai plus…

— Henriette dit Marianne — et l’on entendait à peine sa voix — il faut que vous viviez chère Henriette, oh ! tâchez de le vouloir pour l’amour de moi !

— Et pourquoi faire ? chère… Vous voyez bien… si l’enfant avait vécu, alors j’aurais tâché… Pauvre petite ! c’est moi qui l’ai tuée… Je ne l’ai pas fait exprès… On ne peut pas avoir le cœur mort et vivre… Je me disais pourtant bien souvent : Je l’aimerai ; mais qu’est-ce qu’elle serait devenue ? une bâtarde, vous savez… Nous étions toutes les deux un rebut du monde. Ah ! ce n’est pour tant pas juste ça, du moins pour la pauvre enfant… Mais c’était une fille, et il vaut bien mieux qu’elle soit morte… Si les femmes savaient leur sort, elles ne voudraient pas venir au monde.

De ses grands yeux fiévreux, elle contemplait Marianne :

— Oh ! que vous êtes toujours belle, vous ! et jeune et fraiche !… autant que vous êtes bonne !… Quel bien ça fait de vous voir !… Ah ! faites attention qu’on ne vous rende pas malheureuse, vous ! Les hommes sont si abominables pour les femmes… excepté lui, dit-elle en cherchant des yeux Pierre Démier… oh ! celui-là ! Mais il n’y en a pas beaucoup qui lui ressemblent.

— Henriette, dit Pierre en lui serrant la main, voici M. Albert Brou, qui vous a amené Mlle Aimont…

Henriette jeta sur Albert un regard assombri.

— Ah ! merci, monsieur, dit-elle. Puis, reportant aussitôt sur Marianne ses yeux, qui brillèrent d’un éclat plus doux.

— Je suis bien bavarde, n’est ce pas ? mais j’ai tant de choses à vous dire ! Je vous ai tant causé quand vous n’étiez pas là.

Elle regarda autour d’elle avec un muet désir.

— Voulez-vous que nous vous laissions, Henriette ? dit Pierre, et en même temps, il sortit.

Albert le suivit.

— Si je croyais que vous puissiez vous passer de moi, dit alors Mme Démier, j’irais voir si l’ordonnance est faite.

— Oh ! restez, vous, répondit Henriette ; vous n’êtes pas de trop, jamais, vous. C’est elle qui remplace ma mère, ajouta-t-elle en s’adressant à Marianne ; ma mère, qui n’ose pas manquer une fois de faire le dîner de son mari pour soigner sa fille qui se meurt. Les voilà, les femmes ! Et c’est ce que je voulais vous dire : il ne faut pas être si bonne ou, pour dire le mot, si bête, comme elles sont toutes, comme j’ai été, moi, toute la première. Les hommes ne sont pas plus raisonnables que nous, voyez-vous ; c’est tout le contraire, parce qu’on les gâte, et c’est pourquoi ils sont plus fiers et se croient le droit de faire toutes leurs volontés. Je sais bien que les lois sont pour eux ; mais encore : il ne faut pas aller au devant, comme font tant de sottes, qui croient tout ce qu’on leur dit et les servent à genoux. Mme Démier, elle, résiste bien à son mari, qui pourtant est un brave homme, lorsqu’il s’agit de faire du bien. C’est comme cela qu’il faut faire, autrement ils deviennent fous d’orgueil et de dureté, comme des rois, à qui tout est permis. Lu, tenez, au fond peut-être n’était-il pas plus mauvais qu’un autre. Les autres n’en font-ils pas autant ? Je lui aurais rendu service de le refuser : il n’aurait pas notre mort sur la conscience ; mais je l’adorais, j’étais folle de lui !… Ah ! que j’ai pensé depuis… Voilà comme on nous élève : la femme n’a rien à faire que d’aimer. Alors, naturellement, nous aimons, nous autres, nous y mettons tout… toutes nos pensées, toute notre âme… Et puis, on vient dire après : ce n’est pas ça ; il fallait vous garder, être prudente, savoir ce que vous faisiez. N’est- ce pas pour se moquer ? Ah ! ce n’est pas, allez, la vie que je regrette ; elle est trop laide comme cela.

Mais vous… vous, vous ne pouvez pas penser comme moi. Et s’il y a du bonheur au monde, ça devrait être pour vous. Je le voudrais tant ! Si vous saviez combien je vous aime ! Vous seule, toute seule, des belles et des heureuses, vous être mise à m’aimer comme cela, au lieu de me mépriser, comme font les autres. Hélas ! vous avez mal choisi… Je vous ai bien mal payée. Maintenant on vous fait honte de moi !… Mais que ça ne vous empêche pas d’avoir pitié des autres et de les aimer aussi. Les pauvres filles ont un cœur, allez !… Et tant de misère !… Mais c’est de vous que je veux parler ! Ah ! si j’osais tout vous dire… tout ce que je pense,