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LES SÉANCES DU VAUXHALL
SUR LE TRAVAIL DES FEMMES.

Depuis trois semaines environ, le nouveau droit de réunion s’exerce sur divers objets, dont le plus intéressant est la question du travail des femmes ; trois séances y ont été déjà consacrées. L’assistance est nombreuse ; les femmes s’y mêlent aux hommes ; le bourgeois à l’ouvrier.

On retrouve là, renouvelée sans doute, mais toujours aussi ardente et convaincue, cette partie de la population qui, — tandis que les uns s’affaissent, découragés sous le poids de leurs misères ; que les autres se renferment dans les préoccupations avides du gain personnel, immédiat, — confiante aux puissances de l’esprit, de la science et de la vie, en appelle des maux présents aux réformes futures, et s’efforce bravement de les découvrir, à l’aide des forces mises en commun du bon sens, de l’étude et de l’expérience.

Aussi, ne sont-ce pas de vaines discussions qu’elle aborde. Elle s’en prend tout d’abord résolument au problème du travail des femmes, c’est-à-dire à la couche la plus profonde de la misère et de l’immoralité.

L’économiste éminent qui préside la réunion, a donné des statistiques cruelles, insensées dans leur vérité. Un mal si grand, si fondamental, résultat évident d’un ordre social vicieux, des mesures partielles peuvent-elles l’atteindre ? Il ne semble pas que l’assemblée se fasse beaucoup d’illusion à cet égard.

Cependant, elles sont venues avec leurs maris, avec leurs frères, ces ouvrières aux doigts meurtris du travail de la journée, écouter, apprendre, chercher, de toutes les forces de leur esprit. Quelques-unes même, sinon précisément des ouvrières, du moins des travailleuses, veulent parler aussi.

Toute femme est, de par le règlement, favorisée sur ce point aux dépens des hommes, et ceci n’est pas, comme on l’a dit, une galanterie, triste mot qui rappelle an triste ordre de choses, et qui n’a rien à faire dans ces discussions nobles et sérieuses, c’est une justice ; car la femme, si longtemps comprimée, si dénuée de forces dans l’ordre actuel, a besoin d’être encouragée dans sa timidité, dans son insuffisance, et doit être entendue dans sa propre cause.

Tout d’abord, le débat s’est engagé sur le terrain de la théorie, du droit en lui-même. Il n’en est pas sorti. Je rendrai compte de ce débat et résumerai ces théories. Mais un incident s’est produit lundi dernier qui doit être signalé : le commissaire présent à la réunion, et dont l’attitude pendant les premières séances avait été excellente, — je veux dire nulle, — s’est montré hier d’humeur différente, et après des observations réitérées, a fini par interdire la lecture d’un discours.

Il a fallu céder par égard pour le bureau, par égard pour les sept victimes sur la tête desquelles le châtiment était suspendu. Mais cette interdiction, bien que elle fût conforme à la loi, a vivement blessé l’assemblée.

Fous que nous sommes ! Nous crions à l’anachronisme quand nos soldats vont prolonger l’agonie de la papauté, et nous tenons des réunions sous le bon plaisir d’un commissaire, arbitre papal des pensées qui sont permises ou ne le sont pas. Taisons-nous, et convenons que l’illogisme où nous sommes est au moins logique avec lui même.

Voici les passages de ce discours qui ont éveillé les susceptibilités du commissaire. Il s’agissait du droit de la femme, que les uns veulent restreindre, que les autres veulent absolu :

… Si nous croyons à ces grands principes, voyons-leur fidèles ; ne limitons pas le droit. N’imitons pas en ceci nos adversaires, ne faisons pas leur œuvre.

Toute l’histoire de l’humanité, qui précède la Révolution française, n’est que l’histoire de compétitions diverses, d’ambitions rivales et de droits conventionnels, sans autre base que le fait, heureux ou fatal, de la liberté pour les uns, de l’esclavage pour les autres. Le Dieu de ce monde-là était le Destin.

Il fut remplacé, ce bonhomme aveugle et sourd, qui avait pourtant un mérite, celui de l’impartialité, par le Dieu de l’arbitraire.

— C’est ici que les croyances du commissaire commencèrent d’être blessées.

De celui-ci, pas plus que de l’autre, nous ne voulons plus ; car nous avons maintenant un Dieu nouveau, la Justice, fondée sur la base inattaquable du droit humain individuel ; Dieu né tout récemment, en 89, et dont c’est demain (14 juillet) l’anniversaire ; qui, selon l’habitude des Dieux nouveau-nés, n’a qu’une étable ou qu’une mansarde pour abriter sa tête, et dont il s’agit d’édifier le temple ou plutôt d’établir le paradis, non plus dans les nuages cette fois ; mais parmi nous sur la terre.

Messieurs, s’il était autrefois des accommodements avec le Ciel, il n’en est plus avec le Droit. Il ne s’agit pas de se demander avec inquiétude quelles conséquences le droit peut avoir ; il s’agit de les accepter avec respect et de les vouloir avec confiance. La femme, comme être humain, a, elle aussi, le droit de répéter cette parole déjà si vieille et toujours si belle : « Rien de ce qui est humain ne m’est étranger. »

On a peur d’affaiblir la maternité ? On craint les dangers de la liberté pour le devoir. — Et d’où nous vient cette défiance ? Est-ce bien à des démocrates qu’il appartient de l’exprimer ? La liberté n’est-elle plus pour eux la source des grandes pensées, des grands dévouements, le feu sacré, dont il s’agit de raviver la flamme an lieu de la modérer.

Va-t-il donc s’agir aussi parmi nous de ces « sages mesures, » de ces préparations culinaires savantes, qui mêlent tant de grammes de despotisme à tant de scrupules de liberté ? S’agit-il aussi parmi nous de concilier les inconciliables, et d’associer dans des phrases obliques le juste et l’arbitraire, Dieu et le diable, le faux et le vrai ? C’est nous qui nous défierions de la libre expansion humaine, des forces la nature et de la raison !

— Ici, M. le commissaire s’est interposé pour la seconde fois, en affirmant que l’orateur n’était pas dans la question. Après quelques pourparlers, on a continué ainsi :

On objecte la famille. Et qui parle de l’amoindrir ? Ne voit-on pas que c’est par la mère précisément qu’elle est abaissée ? et que c’est par la mère qu’il faut l’élever ? Non, ce n’est pas amoindrir la famille, mais l’assainir, que d’en retirer ce ver du passé, l’esclavage, qui est au cœur de tout l’organisme actuel. Nous voulons faire de la femme une force au lieu d’une faiblesse ; une citoyenne au lieu d’une esclave ; nous voulons faire sucer à l’enfant le lait de la liberté, et fonder la famille nouvelle sur le plan de l’ordre nouveau.

— Nouvelle interruption de M. le commissaire. Ce n’était toujours pas, affirmait-il, la question.

Faut-il démontrer à cette assemblée que la vraie force d’un être, sa valeur, sa vertu dépendent du respect qu’il a de lui-même ? Élever la femme au sentiment de sa liberté, de ses droits, c’est en même temps réformer les mœurs ; combattre sa dépendance est combattre sa misère, en développant ses forces. Un être libre et fort ne se vend pas ; il ne trahit pas les grands intérêts pour les petits, ne souffle pas les capitulations honteuses et n’entretient pas d’intelligences avec l’ennemi.

Toute la moralisation de la famille et de la société est contenue dans la conversion de la femme aux principes nouveaux et dans son abjuration des vieux principes, où s’efforcent si ardemment de la retenir les ennemis acharnés du progrès. Or, qu’on ne l’oublie pas, de ces nouveaux principes, le premier mot est : liberté ; de ces vieux principes, le dernier mot est obéissance. Il faut choisir.

Cette fois, et malgré les réclamations de l’auditoire qui affirmait, au contraire de M. le commissaire, que tout ceci était bien dans la question théorique des droits de la femme, il a fallu renoncer à achever le discours.

Le prétexte était-il faux ? On en jugera, Une interruption plus naïve a été faite quelque temps après par M. le commissaire, quand le nouvel orateur, un digne franc-maçon, a prononcé le mot : « Révolutionnaire. » Immédiatement repris d’un adjectif aussi scandaleux, l’orateur avec esprit s’en est servi pour qualifier les idées économiques, alléguant que la Révolution et les mots qui en dérivent s’appliquaient à tout en ce temps-ci. Et maintenant, que le Dieu de l’arbitraire veuille prendre le droit de réunion en sa digne et sainte garde !

ANDRÉ LÉO.

P. S. Dans la seconde de ces séances, un manifeste a été lu, signé de vingt noms de femmes honorables, qui — s’efforçant de faire comprendre à la démocratie, encore divisée sur ce point combien la liberté et l’égalité, nécessaires à la dignité et au développement de l’être humain, sont, par conséquent, nécessaires à la femme et par elle à l’amélioration de nos mœurs, à la sécurité de nos institutions, — déclarent leur volonté de réclamer et de faire valoir leur droit, et appellent à les aider dans cette œuvre toutes les femmes et tous les hommes qu’animent les mêmes convictions. Nous donnerons bientôt ce manifeste à nos lecteurs.

A. L.