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10 décembre.

Quand j’ai fixé mes pensées sur ce papier, cela rafraîchit un peu mon cerveau ; je ne reviens plus sans cesse sur le même objet pour le considérer sous toutes ses faces et l’interpréter de cent façons ; sur un souvenir, sur un trait furtif, pour les graver à jamais dans ma mémoire. L’incarnation de la pensée est, certes, une chose bonne, utile, c’est le travail, c’est la vie. Le rêve, sorte de gestation, est maladif souvent et sa confusion nous fatigue. Je ne sais quelle étrange erreur fait dédaigner, sous le nom de matière, tout ce qui s’épanouit au grand jour de la forme, dans une vie complète. Oh ! que je souffre les nuits ! D’horribles pensées battent mon front ; je ne vois qu’images funèbres. Au fond de toute conjecture, le désespoir. Dans la journée je respire mieux ; certaines issues me semblent possibles ; parfois de célestes clartés m’inondent ; par-dessus tout enfin le bonheur m’enivre, en dépit de l’avenir.

J’étais allé ce matin par le chemin où l’autre jour nous avions passé ; je ne sais pourquoi je l’ai rencontrée ; elle venait sans doute encore de chez Mignonne. Elle m’accueillit du même air et du même ton dont elle m’accueille toujours, confiance et amitié, rien de plus. Me suis-je trompé, mon Dieu, une heure plus tard ! Non, le même rayon nous a pénétrés, et nos âmes se sont jetées ensemble éperdues dans ce grand foyer d’amour où l’individualité s’absorbe, où la vie touche à la mort, où la pensée elle-même s’arrête… Oh ! non ! l’on ne peut aller seul dans ces abîmes ; elle y était avec moi.