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mienne, et, tout en riant de l’enthousiasme de Clotilde, qui assure que je devrais être professeur au Collége de France, j’ai eu conscience plus d’une fois que j’atteignais à cette éloquence naturelle que l’émotion donne à tous. Mais nous sommes les uns pour les autres autant de forces qui doivent nécessairement se confondre ou s’opposer. Qui n’a senti le poids écrasant d’un silence désapprobateur ? Je le prévois donc, l’âme dure et sèche d’Édith va, malgré nous, changer en algèbre notre poésie.

Au repas, seul moment qui d’ordinaire la réunisse à nous, je contemple souvent cette vivante énigme placée en face de moi. Elle ne laisse jamais échapper que les paroles les plus indispensables. Si la conversation aborde des sujets sérieux, parfois je crois voir luire dans ses yeux un feu secret ; mais le masque est immobile ; on dirait une statue de marbre. Sa figure est d’un blanc mat et l’on n’y voit éclater que ses grands yeux noirs… J’ai vainement cherché sur ses traits les ravages d’un amour trahi. Quand elle vient à s’apercevoir de mon examen, sa lèvre ferme et son brun sourcil se contractent légèrement, et l’œuvre de pétrification qu’elle opère sur elle-même devient plus complète.

Pourtant, le dirai-je ? oui, puisqu’ici je veux tout dire. Voyons si l’avenir justifiera ce pressentiment. Il me semble — j’ignore absolument pourquoi — il me semble que, dans toutes les discussions où je me suis trouvé seul de mon avis, je n’étais pas seul réellement, qu’Édith était avec moi.

À la leçon, demain, je saurai si je me trompe, selon que je me sentirai à l’aise ou embarrassé.