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point racheté les morts, et me voilà vieux sans avoir vécu ! »

Un désespoir immense le prit. Cette vie qu’il avait méprisée, maudite, il la sentait maintenant pleine de charmes tout à coup. À présent il eût bien voulu vivre, aimer encore… et c’était trop tard !

Alors il retomba dans un de ces accès de colère et de douleur auxquels tout à l’heure il regrettait de s’être livré ; il accabla de reproches ceux qui l’avaient fait souffrir, ce père insensible et despote, cette servante-maîtresse qui servait ou excitait la persécution ; il se maudit lui-même de n’avoir pas su échapper à leur tyrannie, eût-il dû partir à pied, sans argent, pour aller quelque part travailler de ses mains…

Mais que pouvait-il faire, lui qui n’aurait reçu du marquis, son père, que l’éducation d’un bouvier, si sa mère, l’humble paysanne, n’avait obtenu de le confier au curé d’une commune voisine, chez lequel il avait jusqu’à quinze ans ébauché ses classes ? À la mort de sa mère, il s’était vu sevré à la fois de toute éducation et de toute tendresse.

On ne lui avait plus demandé que de se lever avant le jour pour activer les travailleurs de la ferme, exiger d’eux un labeur plus constant et plus rude, et peser sur eux sans cesse de tout le poids d’un impitoyable égoïsme. Et quand il avait refusé ce rôle, on lui avait reproché son pain. On arrachait de ses mains le livre qu’il lisait ; on le poursuivait de reproches et de railleries ; on venait jusqu’en son âme troubler ses pensées, et, quand il rêvait d’amour, de justice, on le forçait aux bouleverse-