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Alors, il se mit à déclamer vivement sur l’état des pauvres et des opprimés, partout en Europe. Avec une sorte de rage, où l’on sentait de lancinantes douleurs personnelles, il s’éleva contre toutes les tyrannies, contre celles de la famille aussi bien que celles des oligarchies, et, réclamant le libre essor de toute âme éclose au soleil de la liberté humaine, il parcourait la chambre à grands pas, rouge, haletant, fougueux, mais, malgré l’énergie de sa protestation, plutôt en désespéré qu’en croyant.

Il n’attendait point de réplique et semblait parler moins pour ceux qui étaient là que pour lui-même ; sa passion l’emportait, s’échappant comme un torrent par l’issue qui venait de lui être ouverte. Mais tout à coup, rencontrant les yeux de ses hôtes, qui, non sans quelque surprise, étaient attachés sur lui, s’arrêta court, balbutia et retomba sur sa chaise en disant :

« Eh bien, tout cela n’est-il pas vrai ?

— Vous me semblez seulement un peu sévère, dit Lucien.

— Monsieur, dit Cécile, vous n’avez connu la vie, on le voit, que par la souffrance.

— Ah ! reprit-il avec une ardeur sombre, j’étais né pour les bonheurs les plus doux ; je les aurais savourés avec délices ; mais, quand on a su que j’avais un cœur, on s’est plu à le broyer ; ils ont trépigné dessus en riant, et n’ont répondu à mes cris de douleur que par l’insulte et la raillerie. La seule affection que les hommes et la mort ne m’aient pas disputée, celle d’un père, n’a été pour moi qu’un mensonge horrible, un instrument de torture, un