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C’étaient deux amoureux déjeunant sur l’herbe. De la femme, qui me tournait le dos je ne voyais que le corset de damas rouge, brodé d’or, mis par-dessus la basquine, ainsi que font les Norésiennes aux jours de fête ; mais cette taille, forte et belle, ne pouvait dire que celle de Raimonda ; car c’était Nieddu l’homme assis près d’elle. Penché, il la regardait avec amour ; un rayon de soleil ; qui tombait d’en haut sur sa barbe noire, l’illuminait de tons fauves et donnait une poésie nouvelle à son doux et fin visage.

— Tu ne manges pas, lui dit-elle.

— Je te regarde !

— Ne m’as-tu pas assez regardée ?

— Il me semble que je ne te verrai jamais assez. J’ai peur de ne pas te voir toujours ! Avoir les yeux dans les miens !… cela est si doux !…

Ils n’avaient pas entendu mes pas ; je m’éloignai, pas assez vite pour ne pas voir que leurs regards à force de se confondre attiraient leurs lèvres. Et comme je montais obliquement, je les vis encore un moment après, d’un autre point. Nieddu portait sa gourde aux lèvres de Raimonda et la belle fille, renversée sur le bras de son amant, riait, buvait, et lui portait la gourde aux lèvres à son tour. Ils étaient heureux et semblaient ne point se souvenir qu’ils avaient sur eux le sang d’Antioco… que la vengeance peut-être était proche. Cette rencontre me serra le cœur de sentiments opposés, confus. Je voyais d’un côté ce couple, qui de lui-même avait soumis con bonheur au besoin de venger un affront ; de l’autre, Grazia, la douce Grazia, qui demandait comme expiation la mort de ces deux amants, et sacrifiait Effisio, se sacrifiait elle-même, à ce vou cruel, servi par le sinistre Pietro de Murgia. Tous ces gens me parurent fous, et je n’avais jamais aussi bien senti que le malheur des hommes est le plus souvent leur propre ouvrage.

(À suivre.)

André Léo.