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plètement des choses dont jouissent le voyant et l’entendant et par conséquent affirment que nous n’avons aucun droit moral à parler de la beauté, du ciel, des montagnes, du chant des oiseaux et des couleurs. Ils déclarent que les sensations mêmes que nous devons au sens du toucher sont « suppléées » comme si nos amis sentaient le soleil pour nous ! Ils ont nié à priori ce qu’ils n’ont pas vu et que j’ai senti. Quelques hardis incrédules sont même allés jusqu’à nier mon existence. Afin donc que je puisse exister, je recours à la méthode de Descartes : « Je pense, donc je suis. » Ainsi me voilà métaphysiquement établie et je rejette sur les incrédules la charge de prouver ma non-existence. Quand nous considérons le peu qu’on a découvert au sujet de l’esprit, n’est-il pas stupéfiant qu’on veuille avoir la prétention de définir ce que nous pouvons ou ne pouvons pas connaître ? J’admets que, dans l’univers visible, il y a d’innombrables merveilles insoupçonnées par moi. De même, ô critique assuré, il y a des myriades de sensations perçues par moi et dont vous n’avez pas rêvé.

Ce petit avant-propos montre la place que la jeune fille occupe dans la publicité de son pays. Elle a eu souvent affaire aux journaux, aussi bien pour prendre part à la dispute théorique de son cas, que pour se défendre des apitoiements stupides : « Je ne suis pas une épave humaine. » Elle sait très bien ce qu’elle a de plus que les autres et a pris possession de ses provinces inconnues comme les grands artistes s’emparent de leur œuvre. Helen Keller est un être pour qui le monde tangible existe.

Tendez vos mains pour sentir l’abondance des rayons solaires. Pressez les douces fleurs contre vos joues et suivez du doigt les grâces légères de leur forme, la délicate mutabilité de leur apparence, leur souplesse et leur fraîcheur. Exposez votre face aux marées aériennes qui balaient le ciel, « aspirez de grandes gorgées d’espace », émerveillez-vous, émerveillez-vous à l’infatigable activité du vent. Amassez note à note la musique infinie dont le flot se répand en vous, aux sonorités tactuelles de milliers de branches ou des eaux précipitées. Comment l’univers porterait-il une ride quand le plus profond et le plus émotionnel des sens, le toucher, demeure fidèle à son service ? Je sais bien que si une fée m’ordonnait de choisir entre la vue et le toucher, je ne me séparerais pas du chaud et caressant contact des mains humaines, ni de la richesse de forme, la noblesse et la plénitude qui se pressent entre mes paumes.

« Dans ma classification des sens, dit-elle, l’odorat est un