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aucun plaisir n’en est excité. Rendez à l’artistique et compréhensif sens interne son légitime domaine, et vous me donnez la joie qui, mieux que tout, prouve la réalité.

Et pourtant, ce monde, aujourd’hui si rempli de signification, n’aurait pas suffi à l’humaniser. Elle est terrifiante quand elle parle des années qui ont précédé son éducation, non parce que la chose est humainement atroce — elle parle avec douceur de ses souvenirs d’enfance — mais parce que nulle part on n’est aussi près du mystère spirituel. Jusqu’à sept ans, elle a été un animal, un animal humain avec une main prenante, et un cerveau admirablement constitué, par le toucher elle avait du monde extérieur ou du moins de la vie domestique une représentation suffisante. Elle pleurait et riait — naturellement, paraît-il — elle jouait et s’amusait ; elle se mettait en colère ; elle affirme qu’elle ne pensait pas :

Avant que mon institutrice vînt à moi, je ne savais pas que je suis — sic — . Je vivais dans un monde qui était un non-monde. Je ne peux pas espérer décrire adéquatement ce temps inconscient et conscient de néant. Je ne savais pas que je sus quoi que ce soit, ni que je vivais, ou agissais, ou désirais. Je n’avais ni volonté, ni intelligence. J’étais emportée vers les objets et les actes par un certain élan naturel, aveugle. J’avais une humeur qui me faisait sentir la colère, la satisfaction, le désir. Ces deux faits conduisaient ceux qui m’entouraient à supposer que je voulais et pensais. Je peux me rappeler tout cela non parce que je savais que c’était ainsi, mais parce que j’ai la mémoire tactile. Elle me permet de me souvenir que je n’ai jamais contracté mon front dans l’acte de penser. Je ne considérais jamais rien à l’avance ni ne le choisissais. Je me rappelle aussi tactilement le fait que jamais dans un sursaut du corps, ou un battement de cœur, je ne sentis que j’aimais ou me souciais de quoi que ce soit. Ma vie intérieure était alors un vide sans passé, présent ou futur, sans espoir ou prévision, sans étonnement ni joie, ni foi.

Ce n’était pas la nuit — ce n’était pas le jour.
. . . . . . . . . . . . . . . .
Mais le vide absorbant l’espace
Et la fixité sans une place ;
Il n’y avait ni étoiles — ni terre — ni temps —
Ni arrêt — ni changements — ni bien — ni crime.

Mon être dormant n’avait idée ni de Dieu, ni de l’immortalité, ni crainte de la mort.

Je me souviens aussi, par le toucher, que j’avais un pouvoir d’association. Je sentais les ébranlements tactuels comme un pas, une