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descriptive et nous mènent plus près de la mentalité de cette jeune fille, dont le plus précieux des sens est une infatigable curiosité pour un monde tellement absent, qu’il est vraiment pour elle un « autre monde » et qu’il lui faut à peu près toutes les vertus ascétiques pour en avoir seulement le désir. On finit par oublier, devant un vocabulaire si semblable au nôtre et une telle ardeur de divination, l’extrême indigence de ses sensations réelles. Pour vivre, il a fallu qu’elle sente et qu’elle veuille sentir. La vue et l’ouïe nous font vivre sans nous, mais le toucher est un acte, un accident. « Quand ma main me fait mal d’avoir trop touché », dit-elle. Elle est trop attentive pour ne pas mesurer l’effort qu’elle fournit. « Quand mon esprit se traîne lassé et surmené de forcer les idées à jaillir d’une matière obscure, insonore, incolore, détachée. » … Détachée : elle a très bien compris que ce une à une des sensations n’était pas la normale. « Il ne faut jamais oublier qu’avec les doigts je vois seulement une très petite portion des surfaces, et je dois passer et repasser la main sur elles, avant de saisir un tout. » Une petite fille dans la situation d’Helen Keller laissait retomber ses bras, quand on lui apprenait à enfiler des perles. Le prodige est toujours l’éveil de cette curiosité. Miss Keller eut sans doute près d’elle une admirable excitatrice, mais c’est bien plutôt l’élève qui donne l’impression d’avoir surmené le professeur.

L’aveugle doué de quelque courage est en face de l’inconnu et lutte avec lui, et que fait d’autre le monde de ceux qui voient ? Il a l’imagination, la sympathie, l’humanité et ces existences indéracinables l’obligent, par une sorte de délégation, au partage d’un sens qu’il n’a pas. Quand il rencontre les termes de couleur, lumière, physionomie, il cherche, devine, résout leur signification, par des analogies tirées des sens qu’il a. Je tends naturellement à penser, raisonner, tirer des conséquences, comme si j’avais cinq sens au lieu de trois. Cette tendance dépasse mon contrôle, elle est involontaire, habituelle, instinctive. Je ne peux pas obliger mon esprit à dire : « Je sens » au lieu de « Je vois » ou « J’entends ». Le mot « sentir » prouve être à l’examen non moins une convention que « voir » et « entendre », quand je cherche des mots qui décrivent exactement les choses extérieures, qui affectent mes trois sens corporels. Quand un homme perd une jambe, son cerveau persiste à le contraindre d’user de ce qu’il n’a pas et qu’il sent être là. Se peut-il que le cerveau soit ainsi cons-