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guée par le fait qu’elle en reçoit l’image sur sa rétine, sans intermédiaire puisque mon odorat perçoit l’arbre comme une sphère impalpable, sans plénitude ou contenu. En elles-mêmes, les odeurs ne suggèrent rien. Je dois apprendre, par association, à juger par elles de la distance, du lieu, et des actes ou du voisinage qui en sont les habituelles occasions, précisément comme on m’a dit juger de la couleur, la lumière et le son.

Nous avons dit que ce sont les phénomènes mentaux auxquels elle demande ses meilleures analogies de la vision.

En simple hypothèse, il y a des correspondances adéquates pour toutes les choses de la vie, pour la chaîne entière des phénomènes. L’éclair de la pensée m’explique la soudaineté de l’éclair et le passage d’une comète à travers le ciel. Mon ciel mental m’ouvre les vastes espaces célestes et je procède à les remplir avec les images de mes étoiles spirituelles. Je reconnais la vérité par la clarté et la direction qu’elle donne à ma pensée et, sachant ce qu’est la clarté, je peux imaginer ce que la lumière est à l’œil. Ce n’est pas une convention du langage, mais un impérieux sentiment de la réalité, qui parfois me fait tressaillir quand je dis : « Oh ! je vois ma faute » ou : « Comme sa vie est sombre et sans joie ! » Je connais ces métaphores, cependant je dois m’en servir puisqu’il n’y a rien dans notre langue pour les remplacer. Des métaphores sourdes-aveugles pour y correspondre n’existent pas et ne sont pas nécessaires. Parce que je peux comprendre le mot « reflet » figurativement, un miroir ne m’a jamais intriguée. La manière dont mon imagination perçoit les choses absentes me permet de voir comment les verres grossissent les choses, les rapprochent ou les éloignent.

Refusez-moi cette correspondance, ce sens interne, confinez-moi au monde du toucher incohérent, fragmentaire, et je suis une chauve-souris qui va et vient sur le vent. Supposez que j’omette les mots de vue, ouïe, couleur, lumière, paysage, les mille phénomènes, instruments et beautés qui leur sont attachés, je souffrirais une grande diminution de la surprise et du plaisir en atteignant la connaissance ; en outre — perte plus terrible — mes émotions seraient émoussées et je ne pourrais pas être en contact avec les choses invisibles.

Un fait s’est-il élevé pour démentir l’adéquacité de ces correspondances ? Y a-t-il une cellule d’un cerveau d’aveugle qu’on ait ouverte et trouvée vide ? Y a-t-il un psychologue qui ait exploré l’esprit du non-voyant et qui puisse dire : « Il n’y a pas de sensation ici ? »

N’est-ce pas l’admirable justification des poètes, que cette connaissance du réel suppléée par la métaphore ? Et miss Keller qui, je le crois bien, n’a pas lu Baudelaire, fait-elle