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la triomphatrice

Brémont.

Il y a pourtant le rêve, l’œuvre d’art à réaliser.

Claude, qui, pour la première fois, a l’air de l’entendre.

Le rêve, le rêve… allons donc ! Le rêve est de vivre… Nous ne sommes pis des potiers par prédestination, des tourneurs dont la fin est de tourner des pièces bien faites. C’est déjà bien assez misérable de s’enfermer, de s’isoler, de se remémorer péniblement la vie, alors qu’elle est là qui passe à notre porte et que nous n’y sommes pas. Dieu me sauve de l’écrivain qui croit « que c’est arrivé » et qui prend « son œuvre » au tragique.

Mlle Haller.

Vous devez pourtant prendre la vôtre avec un certain sérieux.

Claude.

Pas du tout. Je fais cela parce que les femmes n’ont guère le choix. Je n’étais pas une studieuse, moi, j’étais une active, une vivante. Je me reproche bien, parfois, les livres que je n’aurai pas lus, les pays que je n’aurai pas vus, les hommes que je n’aurai pas connus, à cause de ces heures chambrées, de ces heures cachées, de ces heures qui ont tort, sans doute, où j’arrête ma courte vie pour je ne sais quel simulacre, pour je ne sais quel faux…

Flahaut.

Ah ! voyons, n’en dégoûtez pas les autres ! Il faut des écrivains pour goûter la vie, pour goûter aux livres, aux pays et même aux gens.

Mlle Haller.

C’est singulier. Je n’ai jamais vu personne aussi peu littérature que les littérateurs. Entendre Claude Bersier mépriser l’état d’écrivain !

Claude.

Eh bien, oui, cela me gênera toujours d’être une « romancière ». Si vous croyez que c’est agréable de lire sur son adresse la mention « femme de lettres » !