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Cachaprès quitta le bois et se rabattit sur le village. Il lui restait un peu d’argent. Cela paya le genièvre pendant une après-midi et lui donna l’oubli à bon marché. Bah ! pour une Germaine perdue, combien d’autres retrouvées ! Le péquet au poivre brûlait ses veines ; il avait un désir immodéré de ripailles. Mais l’argent ! L’argent !

Il eut recours à sa grande ressource : le bois. Il fit huit lieues de marche à travers ronces et genêts, pénétra dans les chasses gardées, et là recommença ce rude métier de la mort pour lequel la nature semblait l’avoir taillé. Il prit deux chevreuils au lacet, en tua un d’un coup de feu, fit une razzia de lièvres, braconnant et massacrant avec sérénité. Il avait eu soin d’aviser ses marchands, en sorte que le gibier tué prit la route de la ville, à la barbe des gardes. Le soir, il s’attardait dans les cabarets, payant bouteille, large, magnifique, aimant à imposer au paysan par de grandes allures.

La bière, le genièvre, le vin le mettaient dans une surexcitation permanente ; à boire et à trinquer, il oubliait sa peine, et quelquefois il mêlait à la soûlerie des casses qu’il payait avec une générosité superbe. Sa grosse vanité de gueux s’en donnait à cœur joie dans ces rigolades. Il faisait sonner haut ses dédains pour la canaille des champs ; il défiait les gardes ; il contait des aventures. Toute prudence était abandonnée au profit du plaisir qu’il avait à se magnifier, et il prenait des poses au bord des tables, debout, la tête en arrière, faisant des gestes immenses pour stupéfier son auditoire. Il fumait des cigares, jetait de l’argent aux filles, s’amusant à les dépoitrailler, puis les plantant là, ironique, désespéré à l’égard de l’amour.

La noce l’étourdit sans le griser. Il arrivait même que la bière, au lieu de l’égayer, l’abêtissait d’un noir chagrin. Il se mettait à l’écart, dans ces moments, ruminant des