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voiture qui roulait là-bas emportait leurs tendresses ; peut-être leur chair remuait-elle encore du frisson des baisers.

Et lui, bête, l’attendait les jours et les nuits ! Alors, dans un large éclair de mémoire, il se revit avec elle, dans la petite maison du bois ! et tout d’une fois les longues heures qu’ils passaient ensemble au commencement, puis petit à petit les rendez-vous plus courts, auxquels elle arrivait, ennuyée, bâillant, défaillante, tandis qu’il serait demeuré des éternités à la caresser, lui revinrent à la pensée.

Une colère, mêlée de détresse, tordait ses traits, avec la grimace furieuse d’un masque. Sa cervelle dansait dans son crâne, martelé comme par un pilon ; et ses larges dents enfoncées dans sa lèvre dégouttante de sang, il sauta sur le chemin, rêvant de lui arracher la gorge à coups de dents.

La voiture n’était plus qu’un roulement confus dans l’éloignement ; mais ses jarrets, ressorts merveilleux, avaient l’élasticité des bêtes faites pour la course, et il bondissait du train forcené des meurtriers. La tenir dans ses mains, la broyer sur le pavé, la rouler dans la poussière, ses poings dans ses cheveux, passaient en rouges frissons dans ses moelles comme des jouissances éperdues, et il allait au massacre par une pente irrémédiable, comme l’eau va aux citernes et la créature à la mort.

Tout à coup, l’immensité de sa haine l’épouvanta : près d’atteindre sa proie, il recula, eut peur du fauve qui grondait en lui ; et aussitôt sa force croula, comme un homme à qui on a coupé les jarrets d’un coup de faux.

Alors, devenu faible et tremblant, il se mit à suivre de loin cette voiture qui venait de passer à travers sa vie, faisant un immense écrasement de tout le passé vivant dans ses entrailles ! Que n’avait-elle broyé ses os et ré-