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et la bière, et quant aux pauvres, il était toujours demeuré leur providence ; mais il leur donnait maintenant en major, après leur avoir donné en capitaine, en lieutenant et en sergent, ce qui était bien différent.

— Ah ! soupirait-il, si je n’avais pas mes chevaux à nourrir ! Si je n’avais pas cette grande chabraque de maison ! Comme tout serait vite payé !

Et tout au fond de lui il pensait avec tristesse qu’il avait bien près de soixante ans et que s’il ne payait pas ses dettes, personne ne les payerait après lui ; car il n’était plus d’âge à passer colonel.

Aussi faisait-il des prodiges d’héroïsme pour tâcher d’économiser sur sa solde. Comme au temps de la caserne, il s’imposa des privations ; des jours entiers, il demeura sans fumer et c’était chose dure, car il aimait le goût du tabac ; rien ne lui donnait de plus riantes idées qu’un havane grillé dans son porte-cigare bruni de Cumer ; ou bien il se disait malade, pour ne point toucher à la table et économiser au moins sa part du dîner. Mais jamais il n’eut la force de retirer un grain d’avoine à ses chevaux, un bonbon à sa jolie petite Nana, une douceur à sa compagne dévouée, ni une pièce de cinq francs aux pauvres gens dans la débine ; et tout le monde autour de lui était gras et fleuri, comme dans un paradis terrestre.

Hans Bergman lentement s’achemina vers la vieillesse, aimé des grands et des petits. Ce fut une grande tristesse dans la ville le jour où l’on apprit que la maladie le tenait cloué sur son lit. Ses lèvres décolorées s’entr’ouvraient par moments comme s’il eût voulu dire quelque chose ; mais il les refermait sans avoir rien dit. Une pensée le tourmentait.

Enfin, il tourna à demi sa vieille tête souriante vers sa femme :