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En vérité, c’était une dérision atroce que ce Christ à deux pas de la bataille. À quoi te servait, ô fils de l’Homme, de laisser clouer tes bras au bois du supplice pour qu’un jour ces hommes que ta mort avait sacrés frères vinssent, au pied même de ta croix, se tuer à coups de fusils comme des bêtes féroces ?

J’ai rarement vu un coin de terre plus mélancolique que cet humble calvaire posé au rebord d’un ravin, dans un étroit enclos de haies, avec les deux pierres branlantes par lesquelles on accède à la croix. Le ciel s’était de nouveau rembruni et un jour doux et noir assombrissait encore cette petite solitude poignante comme le théâtre d’un drame. Je regardai de loin le trophée du soldat mort pour la cause des rois et près de moi la croix de cet autre grand soldat crucifié pour la cause des hommes ; à travers le silence et l’horreur de la sanglante bruyère, ils se faisaient vis à vis, antithèses redoutables que d’autres yeux que les miens ne verraient pas.

À vingt pas du calvaire, des maisons de paysans, perchées à la crète de la ravine, n’avaient plus ni portes ni fenêtres et laissaient voir leurs