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J’entends filtrer sous les feuilles, avec un grésillement, une petite source claire. J’y plonge les mains jusqu’au coude et m’y purifie de la souillure des cadavres.

Je remonte à cheval et reprends ma route à travers la plaine. À chaque instant la bête fait un écart et se jette sur le côté à cause des charognes de chevaux qu’il faut longer. Il y en a par milliers, le ventre en l’air, ballonnés comme des vessies soufflées, les jambes raides et la tête couchée à plat en arrière. Rien de hideux comme ces longs cadavres à postures rigides, l’œil grand ouvert et les intestins dégorgés sous la queue. La plupart ont le flanc troué, la poitrine déchirée, la tête emportée, et laissent couler par des plaies rondes leurs boyaux verts. Quelques-uns gardent dans la mort une attitude de combat et crispent funèbrement leurs jarrets au-dessus de leurs ventres comme s’ils étaient au grand galop. La bouche retroussée montre les dents jaunes, à demi écartées, et fait penser au hennissement. Ça et là je vois des ventres déchirés sur toute la longueur avec de petites dentelures de scie, comme une étoffe qui aurait craqué : la peau a crevé à force d’être tendue.