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s’épaulaient à leurs camarades plus forts ; il y en avait qui se donnaient le bras, et des sous-officiers, le képi sur le nez, tâchaient de s’effacer dans le tas. Pas d’officiers, d’ailleurs.

Je vis ainsi passer des artilleurs, des soldats de la ligne, des sapeurs, des chasseurs à cheval, des zouaves, des turcos, tous confondus, vieux et jeunes, sans distinction d’âges ni d’armes. On les obligeait de prendre le pas accéléré, et ils marchaient sans savoir au juste où on les menait, comme ils avaient marché à la bataille. Par instants, le cuirassier qui les flanquait de dix pas en dix pas tournait à demi la tête et regardait onduler à ses côtés la houle humaine.

Hâves, pâles, jaunes, ayant des trous dans les joues, ils roulaient sur leurs bouches en feu des langues séchées par la fièvre. On en voyait qui posaient les deux mains sur leurs genoux et s’arrêtaient pour tousser ; d’autres se détournaient à demi et crachaient des caillots de sang. Pas une plainte pourtant : on se mourait et on marchait. Il en tomba néanmoins quelques-uns qui restèrent sur le pavé : les autres faisaient un détour, regardaient par terre celui qui était tombé et passaient.