Page:Lemonnier - Les Charniers, 1881.djvu/182

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

gne, bleuissant dans la fange et vidant ses viscères dans le bec des corbeaux, cessa un moment de nous écœurer de sa pestilence.

Une dizaine de personnes achevaient de dîner, militaires et bourgeois ; trois hommes en blouse étaient assis au bas bout de la table, penchés sur leur assiette, muets. Ils rongeaient les os, suçaient les moëlles, croquaient les tendons et raflaient jusqu’aux miettes de la table. L’âpre gloutonnerie des affamés entrechoquait leurs mâchoires. Ils louchaient du côté des plats, quand on les apportait ou qu’on les emportait, comme des chiens dans leur niche.

Un maigre squelette de paysan, dont le cuir plaquait sur les vertèbres et qui semblait une planche d’ostéologie vivante, était surtout effrayant à considérer.

La ruine, la misère, la fuite, la terreur se lisaient ténébreusement sur cet échappé d’amphithéâtre. Ses mains, mécaniquement remuées de bas en haut comme des pistons de machine, faisaient sans relâche le geste de l’engloutissement.