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le courage de lui reprocher les misères du passé. On ne la connaissait pas : elle était douce comme un bedot.

Elle s’approcha du lit, enveloppa Lerminia d’un rapide regard, presque irritée à la pensée que peut-être elle arrivait trop tard ; puis penchée sur lui :

« Batisse, m’ pauv’ homme, c’est mi, Félicité, j’ seu venue et dire que j’vas ben, à part ce petit malheur. Jésus, qu’aveu-ti fait au bon Dieu, pou qu’i t’ punisse comm’ ça ?

Comme le passeur demeurait toujours les yeux vides, sans paraître l’entendre ni s’apercevoir qu’elle fût là, elle fit mine de s’arracher les cheveux, geignant :

« L’ pauv’ cher homme ! I’ est d’jà to parti ! I’ n’entend seulepu s’ Félicité. »

Mais l’instant d’après, lui pinçant le bras, elle l’appela par son nom, durement, tout bas.

Il fit un geste dans le vide, comme pour lui lancer un coup de poing, roula sa tête de côté, en soufflant dans ses joues et grognant ;

— Sale vache ! »

Elle eut un mouvement de joie :

« Bé ! ti m’ reconnais, à c’ t’heure ! J’ seu pon venue pou t’ faire de la peine. Nos aveu eu ensemble des misères ; mais si sûr qu’i a un Dieu, j’aveu tot’ oblié. J’ seu venue pour faire la paix, et t’ dire que j’ fereu dire des messes po t’ salut dans l’aut’ monde.

Cette fois il ouvrit les yeux, la regarda :

« T’en as ben fait dire pou ton premier qu’ t’ as poisonné d’arsenic ! »

Sœur Angélina, qui allait et venait dans la salle, s’étant rapprochée à ce moment, la grande femme frappa ses mains l’une dans l’autre, bruyamment :

« L’ pauv’ cher homme ! I n’a pu s’ connaissance ! Seurement, c’est fini, pisque l’ v’là qui berloque. »

Mais Lerminia, au contraire, semblait reprendre des forces, et, le corps appuyé sur son coude, grondait :

« Carogne ! Y en a-t-i pon assez ed’ morts dans ta rosse de vie, pou cor venir ichi m’assassiner, mi ? L’ marchand d’ bœufs n’est co’ pas erfroidi dans sa tombe.