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passerait le reste de la nuit chez elle sur une chaise, pendant qu’il regagnerait, lui, son lit. Mais il se serrait contre elle, menaçant de la tuer si elle ne s’engageait pas à vivre avec lui, toujours ; et, pour s’en débarrasser, elle avait promis ; le lendemain ils se reverraient, on prendrait ensemble des arrangements.

Maintenant elle courait, oubliant tout, dans sa hâte de distancer la bande lâchée sur ses talons. Il fallait qu’elle arrivât avant eux chez la Ronche ; c’était ça l’important. Quant au reste, au petit laissé sur le chemin et qu’elle abandonnait à la méchanceté du Culot, peu lui importait, du moment qu’elle sauvait sa peau à elle. Elle enfila une venelle. Au bout une impasse s’embranchait, où habitait la concubine du massier ; et elle rasait les murs, ses deux mains sur ses seins dont les bonds lourds lui démolissaient la poitrine, avec le claquement de sa chemise déchirée dans les jambes, par moments tombant sur ses genoux, puis reprenant son élan, époumonnée, un essoufflement de vieille machine dans la gorge, les tempes comme cognées par des marteaux. Son embonpoint depuis un certain temps tournant à l’adiposité, elle était gênée par le ballottement de cette grosse chair mafflue, dansant à chaque enjambée qu’elle faisait. Après quelques instants, ses forces l’abandonnèrent, elle dut s’appuyer contre un mur. Mais tout à coup il lui sembla que le bruit de foule qu’elle avait entendu derrière eux tout à l’heure, à présent marchait à sa rencontre, de l’extrémité de la ruelle où elle s’était engagée.

Alors elle perdit de plus en plus la tête, revint sur ses pas, toujours galopante, le sang lui bourdonnant aux oreilles ; et un nuage lui couvrait les yeux, s’ajoutait aux obscurités de la nuit, brouillant les choses autour d’elle. Pour comble de malheur, comme elle allait se rejeter dans la chaussée, un brouhaha qui venait de là lui coupa net la retraite : c’était une partie de la traque qui patrouillait, pendant que l’autre explorait les rues voisines. Sous la direction de Créquion, la poursuite avait pris les allures d’une chasse en règle : on se divisait, on battait les alentours par petits groupes ; finalement on se repliait sur le gros de la troupe qui tenait la grande rue. Cette fois, la Rinette crut tout perdu ; elle se sentait resserrée entre deux feux, une bande dans le dos, une autre lui barrant le passage.