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Grogneau, plus façonné à la musique des phrases, prétendait que les raisons de Poncelet était des raisons, après tout ; mais l’un des chauffeurs avançait le menton avec une moue d’indécision :

— Va-t’en voér si c’ qu’i dit est vraiment la vérité ?

— Ah ! v’là, rognonna le passeur. Si c’est qu’ c’était vrai, ben alors, j’n’dirais pas, p’ t’ et’ ben qu’i aurait raison.

Leur bourdonnement de voix s’éternisant à travers leur perplexité, Poncelet qui s’entretenait avec Beru et Colet, les deux ingénieurs, se retourna vers le groupe, et toujours condescendant :

— Si vous avez quelque question à me poser, ne vous gênez pas, mes amis, je suis tout disposé à vous répondre.

Alors Painvin tenta un dernier effort :

— J’ sais ben que vos êtes un brave homme. On s’connait, pas vrai ? Mais to d’même, ça n’est pas bien : v’ là l’pain qu’est monté d’un cens et demi à la livre. On avait d’jà tant d’ peine à vivre. Quoé qu’on va devenir à c’ t’ heure ? sûrement les camarades, i diront qu’nô sommes des coïons, si c’est qu’i nous faudra raller sans nos quarts.

Et dans son impuissance à formuler leurs griefs, il ressassait les choses déjà dites, leur misère, les enfants, l’inondation qui leur avait tout pris, puis encore l’accident qui avait fauché à travers les familles. Mais à cette dernière allusion, Poncelet l’arrêta net et d’un ton de reproche chagrin, un trémolo dans la voix, il leur parla des sacrifices que s’était imposés la gérance, des pensions accordées, des indemnités perçues par les victimes : il avait fallu épuiser la caisse pour réparer dans la mesure du possible le désastre, désintéresser les familles, remettre le laminoir en état, etc. Et dans le regret de toute cette grosse dépense méconnue, il trouvait presque de vraies larmes pour s’apitoyer sur la brèche faite à son budget. Du reste, c’était un peu leur faute, cette misère dont ils se plaignaient : ils n’avaient pas l’esprit d’ordre, ne savaient pas mettre un peu d’argent en réserve pour les jours mauvais, godaillaient au lieu de thésauriser. Et il se proposait en exemple, lui le principal administrateur d’une grande Compagnie : c’était à force d’économie et de prudence qu’il parvenait à joindre les deux bouts dans ce bien autre ménage à conduire qui était l’usine. Jamioul, qui l’écoutait