Page:Lemonnier - Happe-chair, 1908.djvu/272

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Dans le vide des espaces, l’usine à l’abandon, sans fumées, les enclumes muettes et les feux morts, avec des passages furtifs de contremaîtres et de surveillants battant le pavé entre les ateliers et les bureaux, ressemblait à une exploitation sous scellés, finie dans la banqueroute et portant le deuil de ses activités rompues.

Tous les yeux se tendaient là, avec la fixité douloureuse des nostalgies ; on contemplait le grand cadavre immobile rendu au silence et à la solitude, dans le désert des cours. Et un air d’abattement morne contristait les visages. Une nuit passée sur les excitations de la journée avait calmé les esprits au point de n’y plus laisser que de la soumission et de la passivité, avec l’écho gémissant des supplications et des objurgations féminines. Quantité de femmes d’ailleurs avaient voulu accompagner leurs maris et demeuraient près d’eux à les surveiller, toutes pâles et lâches par tendresse pour les leurs, dans la crainte des tentatives d’embauchage qui auraient pu les arracher à leurs promesses.

— À bas Poncelet ! À bas la calotte ! hurlèrent tout à coup des voix parties d’un groupe compact dans lequel la bande de Gaudot s’agitait, mêlée aux figures noires de la veille.

La clameur se perdit d’abord sans répercussion dans la masse ; mais, comme de nouveau les cris éclataient et que les mécontents tâchaient d’opérer une trouée pour aller enfoncer les grilles, un vaste refoulement se produisit du côté des clôtures qui, en moins d’une minute, furent dégagées. On attendait quelque chose, l’apparition de Poncelet et de ses ingénieurs, l’ordre d’ouvrir les portes, la permission de recommencer les travaux, on ne savait quoi d’impossible et de chimérique qui les tenait tous, bouche bée.

Alors devant les grilles inexorablement fermées, des pourparlers s’établirent ; il fut décidé qu’on déléguerait des compagnons à la gérance pour exposer les griefs des ateliers et parlementer. Huriaux proposa de choisir les dix plus anciens ouvriers de Happe-Chair, deux puddleurs, deux chauffeurs, un marteleur, un passeur, le reste pris dans les autres services de l’usine. Mais la plupart, vieux prolos farouches, hébétés par un long servage et qu’intimidait la pensée d’approcher les « maîtres », se rejetaient l’un sur l’autre la difficile mission de parler. Pour couper court à leurs hésitations, quel-