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Elle se montait petit à petit au souvenir des torts que son père avait eus vis-à-vis d’elle :

— Non, on né l’porrait croére. C’est nin un père qui tape ainsi d’sus ses infants. I m’aurait sassinée, le brigand !

Puis avec des larmes d’apitoiement sur elle-même :

— J’a t-i été malheureuse ! Ben sûr, si y a un bon Dieu, i m’donnera du bonheur po’ to l’mal qu’j’eu eu.

Il y eut un silence, puis cette petite émotion passa ; mais ses nerfs restaient excités ; elle songea à l’amour.

— Choute, m’chéri. Pisque c’est qué m’v’là seule, on couchera c’te nuit à deusse.

— À l’maison de t’papa, quand il est là qu’on le découpe comme un bœuf ? Ah ben, non !

Il songea une seconde, puis lui offrit de venir chez lui, dans sa petite maison là-bas : on irait chacun de son côté jusqu’au bout de la rue ; on se joindrait ensuite dans la campagne, par delà le plateau. Ce serait plus convenable, personne n’en saurait rien.

Elle eut une joie, montra ses dents dans un rire :

— T’as raison, m’n’homme. Vaut mieux ça.

Ils se quittèrent un peu avant la sortie pour ne point passer ensemble devant le portier Luchon, un invalide de l’usine, toujours assis sur le seuil de la porte, sa jambe de bois allongée sur une chaise. Elle prit les devants et quand elle eut franchi la grille, se retourna, fit claquer du bout des lèvres un baiser.

Pour lui, l’image de cette jambe mutilée le hantait toujours ; vaguement, il lui semblait qu’en la recevant chez lui, elle, la fille de cet homme qu’on allait amputer, il allait commettre une mauvaise action. Comme elle se retournait une dernière fois, il la héla, lui jeta ces mots de loin :

— Non, ça ne s’peut nin, Rinette ! J’aurais pon le cœur à ça ! On verra plus tard !

Et pour n’avoir pas à résister à ses sollicitations si elle insistait, il décampa du côté opposé, la laissant plantée sur le chemin, le sourcil froncé, avec le dépit d’être lâchée d’un homme dont elle avait eu l’air de mendier les caresses.

— Ben, qué qui te prend ?