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Brusquement, un effroyable coup de tonnerre creva. Il ne vit plus rien, sentit seulement qu’il était projeté à une grande hauteur. Autour de lui, l’atelier venait de sauter ; une trombe labourait l’espace ; lui-même, comme arraché du sol, tourbillonnait dans une roue de feu, parmi des débris, des corps humains, une pluie de houilles enflammées.

Le volant qui active le train ébaucheur, mal bloqué en ses cales, avait fait explosion, rué dans l’air comme un typhon. L’événement n’avait duré qu’une minute, un temps quasi inappréciable, mais qui avait suffi à consommer l’œuvre de la ruine et de la mort.

Le Culot, la Californie, même le Saut-du-Leu là-bas avaient entendu l’horrible fracas, comme si une montagne s’écroulait, avec une trépidation prolongée à travers l’espace. Dans le premier moment de confusion, on crut que Happe-Chair entier s’était abîmé. La demie après deux heures achevait justement de sonner aux pendules, dans la grande tranquillité muette du village dormant à poings fermés sous ses neiges. Alors, avec l’affolement de ce réveil en sursaut, on s’était jeté aux fenêtres, aux portes, sur le pavé, les femmes en chemise, les hommes sans braies, tout le monde criant, s’interpellant, plongeant des yeux mal ouverts dans l’obscurité vide de la nuit, sous les rafales blanches qui brouillaient la perspective. Les quatre réverbères de la grande rue s’étant éteints simultanément sous la dépression de l’air, il ne restait plus que le vacillement rouge de la petite lampe brûlant à la patte-d’oie, dans la reculée. Et pareillement toutes les lumières du laminoir et des cours de l’usine ayant été soufflées d’une fois au vent de l’effrayante répercussion, là-haut le gueulard, comme une énorme torche, flambait seul par-dessus le bloc de compactes ténèbres que massaient les installations.

Pendant quelques minutes, lourdes comme des siècles, on demeura dans l’attente et l’angoisse d’une seconde détonation. Comme elle n’éclatait pas, les hommes enfilèrent en hâte leurs pantalons, les femmes passèrent leurs cottes, des bandes se mirent à courir dans la direction de Happe-Chair. Toute une galopée battait la nuit, croisant en chemin des ouvriers échappés au désastre et qui, lancés à pleine volée, le torse nu, des souffles rauques aux