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avaient haussé les épaules, sans dire ni oui ni non. Mauvais signe. Indéniablement une crise sévissait, d’abord circonscrite aux charbonnages et petit à petit étendue à la métallurgie. Après un temps de large écoulement et d’infatigable production, la balance s’était rompue enfin entre l’offre et la demande. Paris bloqué, le reste de la France et l’Allemagne sous les armes, les forges de contrée sidérurgique avaient flambé furieusement ; mais à présent les stocks s’accumulaient, une embâcle immobilisait la fabrication. On savait par les magasiniers que plusieurs milliers de tonnes d’affinage attendaient sous les hangars la commande qui ne venait pas. On parlait aussi de séances secrètes tenues par le conseil d’administration. Et une oppression pesait sur les esprits, vague, d’autant plus énervante.

Huriaux, ce soir-là, en attendant la fournée, s’était mêlé aux camarades, en quête de nouvelles. Mais personne ne savait rien, les contremaîtres étant toujours muets, et on hochait la tête avec un haussement brusque d’épaules, la parole rencognée dans les dents. Peut-être bien qu’on se trompait, qu’on se forgeait des peurs sans cause. Les jeunes, les célibataires, Gaudot, Colonval, Miche, Bietlot entre autres, prétendaient qu’on était bête de se tourner les sangs quand il n’y avait encore que des bruits. Mais Jacques qui lisait les journaux et se tenait au courant des marchés, ne partageait pas leur sécurité.

— On ne vend pus, ça ne va pus, dit-il. Sûrement il arrivera un malheur.

Simonard grouma :

— De la canaille, les patrons ! c’est les ceusse qui travaillent qui devriont être les maîtres.

Le mot, comme une pierre dans un puits, tomba dans le silence des autres, lourdement. Alors, lui, qui n’avait pas la langue dans sa poche, s’emporta contre leur platitude à tous, déclara qu’il suffirait de s’entendre pour avoir raison du capital, répétant les phrases de Lambilotte rencontré la veille aux Fanfares. Mais l’apathie des compagnons ne fut pas ébranlée par cette sortie. Une grève c’est facile à dire, oui ! mais le ménage, la famille, les petits à nourrir, qui s’en chargerait ? Et les têtes dodelinaient, toutes vides,