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Et quinaude, cette claque toute chaude sur son amour-propre avili, elle se mordit les lèvres. Comme il partait, elle l’accompagna jusqu’à la porte après lui avoir glissé entre les doigts une pièce de dix sous, la moitié de son avoir. Là, reprenant brutalement son cynisme devant la Marcotte qui la regardait, elle lui décocha, ironique et calme, ce trait :

— Salut, beau merle ! C’est co’ ni ton bec qui de c’coup-ci croquera la noisette !

Elle n’éprouvait plus ni gêne ni dépit de s’être prématurément avancée, se disant que maintenant qu’elle l’avait amorcé, il reviendrait mordre à l’hameçon.

La rivière mit trois jours à regagner son lit. Maison à maison, elle lâchait pied, engluant derrière elle les pavés et les planchers d’une bouse vireuse qui changeait en margouillis le dehors et le dedans des habitations. En aval, les gens du coupeau regardaient passer cette énorme coulée spumante, d’un ton jaune d’argile sèche, sur laquelle zigzaguaient à la dérive des flottaisons de souliers, de guenilles, de trognons, d’ustensiles, d’outils, et quelquefois une charogne ballonnée de chat, de chien ou de verrat.

Partout l’eau avait dévasté les ateliers et les caves ; les provisions avaient sombré dans l’inondation universelle ; ce qui était resté dans les coins à présent tournait en pourriture. La misère augmentant chaque jour avec la disette, il fallut se sustenter de ce rebut, manger des pommes de terre lépreuses, se mettre sous la dent du pain chanci ; et cette basse nourriture qui eût donné la foire aux bêtes, fut disputée par des créatures humaines, comme de la fouace et de la galette.

Dans le ménage Leurquin, la faim s’installa à demeure. Tandis que le père turbinait à l’usine, la vorace et goulue Sélénie, mal refaite encore de ses couches, courait le voisinage, demandant l’aumône d’un quignon pour elle et les siens. Elle s’était levée au bout du quatrième jour, le sang fluant sous elle, mourante, n’ayant pas le loisir de s’aliter, parmi ces dix bouches qui remuaient toujours avec un éternel besoin de mastication et se mangeant l’un à l’autre les poux de la tête pour apaiser l’effroyable borborygme de leurs entrailles.