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environs du Trocadéro où je savais que Rodin déjeunait tous les jours, en blouse comme un carrier, et même lui expliquai-je « comme un carrier qui n’a rien de… Belleuse. » Nous y retrouvâmes Octave Mirbeau, curieux, lui aussi, non seulement de Rodin, mais de Rops lui-même, puis les sculpteurs Dalou et Gaudez, et quelques instants après une barbe fluviale et mosaïque, épandue sur un bourgeron de travailleur et étoilée de deux yeux rêveurs de somnambule, s’encadra dans la porte du marchand de vins. C’était Rodin, toujours hors du temps et des choses, et qui, par chance, n’avait pas, ce jour-là, oublié l’heure du déjeuner. L’hymne du Beau qu’y chantèrent ces hommes d’élite, il faudrait un Platon pour l’écrire. Mais Félicien Rops y tint, comme on dit, le crachoir. Il flambait de verve, et il me fut donné d’ouïr, en présence de l’un de ses grands prêtres, la plus belle déclaration d’amour que jamais âme d’artiste ait faite à la nature. De pareilles journées sont à la fois trop longues et trop courtes, et nous n’aurions su comment terminer la nôtre si Auguste Rodin n’avait eu l’idée de nous emmener à son atelier. Nous l’y suivîmes, et, ayant renvoyé ses praticiens et ses modèles, il nous découvrit pour la première fois l’immense maquette de sa Porte de l’Enfer, qu’à cette époque il ne dévoilait guère. Je me rappelle que, à cette apparition, une émotion profonde empoigna les visiteurs et qu’un grand silence régna. Puis Rops se détourna et le front posé sur la muraille, lui, le railleur féroce et le critique sans pitié, il essuya deux larmes. Son idéal du Beau était là, sous ses yeux, réalisé sur terre. »

Caliban se doutait-il qu’il écrivait là une page pour l’histoire ? Cette mise en présence des deux grands érotiques du siècle est pathétique : la main qui, à l’égal du semeur de plus tard, avait lancé la graine de femme sur Paris, dut sentir trembler dans ses doigts celle qui semblait avoir extrait des farouches matrices volcaniques du monde primitif la terre de sang, de boue et de feu dont elle pétrissait les sexes. On ne sait pas, toutefois, ce que dit,