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réaliser à travers l’illimité du temps. Voilà, oui, j’étais la propre conscience du monde. Cependant je ne faisais aucun geste pour m’attester que je vivais et je vivais d’une vie puissante. Je sentais la vie déborder de ma poitrine : elle coulait comme le sang et les eaux de la terre ; et moi-même je me tenais immobile dans ce mouvement immense de ma vie. Il me paraissait que j’étais évanoui dans le torrent de l’être qui à grandes vagues allait de la terre à moi.

Je demeurai ainsi longtemps, ayant dans mes yeux tendus et fixes le reflet mobile des feuillages agités par le vent. Et à la fin la vie comme un vin écumeux me transporta. Une force sauvage monta de moi ; je me dressai sur mes pieds et regardai dans la profondeur de la forêt. Maintenant je me sentais le maître des autres vies qui m’entouraient. J’étais, moi, la vie consciente et toutes les autres s’ignoraient. Là-haut les tourterelles roucoulaient toujours et les écureuils continuaient à bondir de branche en branche : j’étais sûr de ma carabine, je n’aurais eu qu’à l’épauler