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ANTHOLOGIE DU XIXe SIÈCLE.


Vastes foules d’humains flagellés par les fièvres !
Ceux-là, tous les fruits mûrs leur échappent des lèvres.
La marâtre brutale en finit-elle un seul ?
Non. Chez tous le désir est plus grand que la force ;
Comme l’arbre, au printemps, déchire son écorce,
Chacun, pour en jaillir, s’agite en son linceul.

Qu’en dis-tu, lamentable et sublime statue ?
Ta force, à ce combat, doit-elle être abattue ?
As-tu soif, à la fin, de ce muet néant
Où nous dormions si bien dans les roches inertes,
Avant qu’on nous montrât les portes entr’ouvertes
D’un ironique Éden qu’un glaive nous défend ?

Ah ! nous sommes bien pris dans la matière infâme :
Je n’allongerai pas les chaînes de mon âme,
Tu ne sortiras pas de ton cachot épais.
Quand l’artiste, homme ou dieu, lassé de sa pensée,
Abandonne au hasard une œuvre commencée,
Son bras indifférent n’y retourne jamais.

Pour nous le mieux serait d’attendre et de nous taire
Dans le moule borné qu’il lui plut de nous faire,
Sans force et sans beauté, sans parole et sans yeux.
Mais non ! le résigné ressemble trop au lâche,
Et tous deux vers le ciel nous crîrons sans relâche,
Maudissant Michel-Ange, et réclamant des dieux !


(Idylles et Chansons)