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ANTHOLOGIE DU XIXe SIÈCLE.


Car nul ne connaîtra de passion si forte
Qui n’ait au même lieu, qui n’ait, de même sorte,
Avant lui, par milliers, agité des vivants ;
Ce qui bondit en moi, ce matin, d’allégresses,
N’est-ce pas le frisson de vos fortes jeunesses,
Races à naître, encore éparses dans les vents ?

Des bonheurs d’autrefois goûtés à cette place
Mon bonheur se grossit en moi, l’homme qui passe,
Comme un fleuve gonflé d’innombrables torrents :
Tel j’ai senti dans l’ombre, aux heures de souffrance,
D’autres pleurs que les miens m’envahir par avance ;
Mon âme universelle a gémi dans le temps !

Invisibles amis, ô familles sans nombre
De pâles oubliés qu’a repris la nuit sombre,
D’inconnus que ses flancs ont peine à retenir,
Germes, débris, roulés dans l’insondable espace,
Par ce beau jour de mai, frères, je vous embrasse,
Au fond du passé vaste et du vaste avenir !

(Idylles et Chansons)



L’ÉBAUCHE

sur une statue inachevée de michel-ange



Comme un agonisant caché, les lèvres blanches,
Sous des draps en sueur dont ses bras et ses hanches
Soulèvent par endroits les grands plis distendus,
Au fond du bloc taillé brusquement comme un arbre,
On devine, râlant sous le manteau de marbre,
Le géant qu’il écrase et ses membres tordus.