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ANTHOLOGIE DU XIXe SIÈCLE.



L’ŒILLET




Le voilà sur ma table, à côté du papier
Qu’hier soir j’ai noirci. Sans parfum, il m’enivre ;
Il est fané pourtant : c’est dans un très vieux livre
Que je l’ai découvert chez un pauvre fripier,

Pas même bouquiniste ! Un vendeur de guenilles
Possédait ce Tibulle où l’œillet a dormi,
Plus d’un siècle peut-être ? Et pour quel tendre ami
L’a-t-on soustrait jadis aux hideuses chenilles ?

L’enfant qui l’a cueilli dans le parterre ancien,
Où mainte odeur suave embaumait les allées,
Près du myrte, des lis, du thym, des giroflées,
Sans doute a rencontré le doux magicien ?

L’Amour rôdait, joyeux ! — Elle était svelte et blonde,
Le front pur des seize ans, un franc regard vainqueur ;
Avec la fleur de pourpre elle a donné son cœur :
Celui qui l’a reçu se croyait roi du monde !

Que d’aveux, de baisers, de gais chuchotements ;
Que de projets éclos sous l’ombreuse tonnelle ;
Comme on chantait à deux l’agreste villanelle,
Apprise au premier jour des éternels serments !

Rien ne peut te primer, ô divine jeunesse :
À toi le ferme espoir, la séduisante ardeur ;
À toi l’illusion — qu’on appelle Bonheur,
Et dont le souvenir rayonne et nous caresse.