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ANTHOLOGIE DU XIXe SIÈCLE.

Leur tire des soupirs à chacun de leurs pas,
Que l’horreur de vieillir et de voir les années
Pendre comme une barbe à leurs têtes veinées
Arrose incessamment d’amertume et de fiel
Le peu de jours encor que leur garde le ciel ;
Tandis que sur leurs fronts comme sur leurs rivages
Habitent les brouillards et de sombres
Le ciel, au-dessus d’eux éblouissant d’azur,
Épand sur la montagne un rayon toujours pur.
Là, dans des genêts verts et sur l’aride pierre,
Les hommes du Seigneur vivent de la prière ;
Là, toujours prosternés, dans leurs élans pieux,
Ils ne voient point blanchir les fils de leurs cheveux ;
Leur vie est innocente et sans inquiétude,
L’inaltérable paix dort en leur solitude,
Et sans peur pour leurs jours en tout lieu menacés,
Les pauvres animaux par les hommes chassés,
Mettant le nez dehors et quittant leurs retraites,
Viennent manger aux mains des blancs anachorètes :
La biche à leur côté saute et se fait du lait,
Et le lapin joyeux broute son serpolet.

« Heureux, oh ! bien heureux qui, dans un jour d’ivresse,
A pu faire au Seigneur le don de sa jeunesse ;
Et qui, prenant la foi comme un bâton noueux,
A gravi loin du monde un sentier montueux !
Heureux l’homme isolé qui met toute sa gloire
Au bonheur ineffable, au seul bonheur de croire,
Et qui, tout jeune encor, s’est crevé les deux yeux,
Afin d’avoir toujours à désirer les cieux !
Heureux seul le croyant, car il a l’âme pure !
Il comprend sans effort la mystique nature ;
Il a, sans la chercher, la parfaite beauté,
Et les trésors divins de la sérénité.