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ALFRED DE VIGNY.

Et trois fois a versé des pleurs fallacieux
Qui n’ont pu me cacher la rage de ses yeux ;
Honteuse qu’elle était, plus encor qu’étonnée,
De se voir découverte ensemble et pardonnée ;
Car la bonté de l’Homme est forte, et sa douceur
Écrase, en l’absolvant, l’être faible et menteur.

« Mais enfin je suis las. J’ai l’âme si pesante,
Que mon corps gigantesque et ma tête puissante
Qui soutiennent le poids des colonnes d’airain
Ne la peuvent porter avec tout son chagrin.
Toujours voir serpenter la vipère dorée
Qui se traîne en sa fange et s’y croit ignorée ;
Toujours ce compagnon dont le cœur n’est pas sûr,
La Femme, enfant malade et douze fois impur !
Toujours mettre sa force à garder sa colère
Dans son cœur offensé, comme en un sanctuaire
D’où le feu s’échappant irait tout dévorer !
Interdire à ses yeux de voir ou de pleurer,
C’est trop ! Dieu, s’il le veut, peut balayer ma cendre.
J’ai donné mon secret, Dalila va le vendre.
Qu’ils seront beaux les pieds de celui qui viendra
Pour m’annoncer la mort ! — Ce qui sera, sera ! »

Il dit, et s’endormit près d’elle jusqu’à l’heure
Où les guerriers, tremblant d’être dans sa demeure,
Payant au poids de l’or chacun de ses cheveux,
Attachèrent ses mains et brûlèrent ses yeux,
Le traînèrent sanglant et chargé d’une chaîne
Que douze grands taureaux ne tiraient qu’avec peine,
Le placèrent debout, silencieusement,
Devant Dagon, leur Dieu, qui gémit sourdement