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Frida descendit dans la rue, errant à l’aventure. La nuit tombait. Des passants l’abordèrent avec des paroles insultantes… Elle eut un suprême soulèvement de tout son être contre cette société où l’on peut mourir de dénuement sans que personne s’en doute ni s’en soucie et où elle savait que, sa fierté le lui eût-elle permis, elle ne pouvait, étant belle, tendre la main sans être outragée… Et sous sa haine sourdait une espèce de joie mystique à se sentir la sœur ignorée de tant d’autres victimes, à songer que sa détresse particulière accroissait pour sa part la dette atroce du vieux monde et contribuerait sans doute à hâter l’œuvre d’une Justice cachée qui se réserve, mais qui n’oublie rien et qui dresse ses comptes… Ces bizarres idées s’agitaient confusément en elle… Et elle se rappelait des choses : les petites bourgeoises allemandes qui l’avaient lapidée de neige durcie, et le martyre de son grand-père, et les famines de paysans dont elle avait entendu parler dans son enfance… Et, se croyant près de mourir, tout son cœur défaillant sombrait dans une immense pitié amère pour l’innombrable et sainte assemblée des souffrants de tous les pays et de tous les siècles…

Ses forces s’en allaient. Les jambes molles, les