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à son insu, son sens pratique en tirait déjà des conséquences.

Enfin, la troisième et, il faut le dire à son honneur, la plus déterminante raison de sa conversion, ce fut la « charité du genre humain », ce fut l’amour du peuple, l’amour des humbles, des souffrants, des ignorants, des opprimés. Les textes abondent et surabondent chez lui, par où l’on pourrait le démontrer. Je veux du moins citer une page capitale de la première préface des Libres Penseurs :

Mon père était mort à cinquante ans. C’était un simple ouvrier, sans lettres, sans orgueil. Mille infortunes avaient traversé ses jours remplis de durs labeurs… Personne, durant cinquante ans, ne s’était occupé de son âme… Il avait toujours eu des maîtres pour lui vendre l’eau, le sel et l’air, pour lever la dîme de ses sueurs, pour lui demander le sang de ses fils ; jamais un protecteur, jamais un guide… Au fond, que lui avait dit la société ?… « Sois soumis et sois probe ; car, si tu te révoltes, on te tuera ; si tu dérobes, on t’emprisonnera. Mais si tu souffres, nous n’y pouvons rien ; et, si tu n’as pas de pain, va à l’hôpital et meurs, cela ne nous regarde plus. » Voilà ce que la société lui avait dit, et pas autre chose… Elle n’a de pain pour les pauvres qu’au Dépôt de mendicité ; des consolations et des respects, elle n’en a nulle part…

Mon père avait donc travaillé, il avait souffert, et il était mort. Sur le bord de sa fosse, je songeai aux tourments de sa vie, je les évoquai, je les vis tous, et je comptai aussi les joies qu’aurait pu goûter, malgré sa condition servile, ce coeur vraiment fait pour Dieu. Joies pures, joies profondes ! Le crime d’une société que rien ne peut absoudre l’en avait privé. Une lueur de vérité funèbre me fit maudire, non le