Page:Lemaître - Les Contemporains, sér5, 1898.djvu/93

Cette page n’a pas encore été corrigée

Ce sont eux les vrais Bouddhas ! Comme Bouddha, ils se résignent à revêtir diverses figures ; ils font le sacrifice de celle qu’ils auraient pu avoir, de celle à laquelle ils avaient droit. Mais ce que Bouddha faisait pour le salut de l’humanité, ils le font pour son plaisir, ce qui mérite plus de reconnaissance encore. Ils acceptent d’être, pendant leur vie, des ombres vaines et changeantes, que les poètes façonnent et pétrissent pour nous faire tour à tour rire, pleurer et rêver. Ils se donnent si bien à nous tout entiers qu’après leur mort il ne reste rien d’eux, absolument rien, et qu’il n’en peut rien rester, et que leurs portraits même ne peuvent pas être leurs portraits !

La conclusion, c’est qu’il convient d’honorer ces fantômes. Puisque leur gloire est la plus purement viagère de toutes ; puisqu’au surplus elle n’est jamais bien nette ni libre de redevances, et qu’il leur faut toujours la partager avec ceux dont ils incarnent la pensée (comment doit se faire ce partage ? le diable lui-même ne s’y reconnaîtrait pas), — nous ne saurions trop les fêter pendant que nous jouissons d’eux, ni leur tresser trop de couronnes, ni trop multiplier ce que nous prenons pour leurs figures, ni trop les décorer, ni trop les gorger de louanges et d’honneurs, — dussions-nous pour cela faire violence à leur inexorable modestie.