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a perdu la faculté de comprendre et de traduire les sentiments moyens, ceux de la vie de tous les jours. Elle n’est entièrement elle-même que lorsqu’elle tue ou lorsqu’elle meurt. Elle n’est plus que l’incomparable actrice des derniers actes, des dénouements sinistres et rouges.

Je me demandais, à ce propos, quel peut bien être, au milieu de la vie extraordinaire qu’elle mène depuis dix ans, l’état d’esprit de cette originale personne. Songez qu’elle a connu la gloire énorme, concrète, enivrante, affolante, la gloire des conquérants et des césars. On lui a fait, et dans tous les pays, des réceptions qu’on ne fait point aux rois. Elle a eu ce que n’auront jamais les princes de la pensée. Elle a dû croire, à certaines heures, qu’elle pouvait tout ce qu’elle voulait. L’absence de toute résistance autour d’elle, les servilités qui l’environnent, l’universalité des acclamations, le mensonge de la scène devenu à la longue plus vrai pour elle que la réalité même, la conscience d’être unique au monde… je suis tenté de croire que tout cela a fort bien pu créer en elle ce que nous appellerons — si vous le voulez bien, ma cousine, — l’état d’esprit néronien, c’est-à-dire l’oubli des conditions ordinaires de la vie humaine, le caprice incessant, monstrueux et stérile dans l’incurable ennui, et peut-être, qui sait ? des désirs de cruauté, pour rien, pour éprouver sa puissance — ou pour changer. Très sérieusement, si cette charmante femme a un