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Invalides, entre neuf et dix heures, quand la foule est aux fontaines lumineuses ou à l’embrasement de la tour.

J’errais hier, à cette heure-là, dans le dédale que forment les pavillons des diverses colonies, les tentes kabyles, les kiosques, les restaurants, la pagode d’Angkor, les villages nègres et le kampong javanais. On se croirait dans une ville de rêve, où il y aurait de la boue pourtant. L’argent bleuâtre de la lumière électrique et l’or jaune du gaz baignent inégalement, d’une clarté plus singulière et plus factice encore que celle des théâtres, le désordre lyrique des architectures pareilles à des strophes d’Orientales. Çà et là, des angles de toits ou de murailles coloriées éclatent crûment, puis tout à coup on entre dans des pans d’ombre, on longe des tentes basses et toutes bossues, et des buttes sombres de bamboulas où grouille on ne sait quoi.

J’entends des râles féroces qu’accompagnent un tintamarre fêlé de casseroles et le cri aigu d’une flûte inhumaine : c’est le théâtre annamite… Je me penche par-dessus la barrière qui enclôt, comme une cour de ferme, un village du Congo ou du Gabon. Je me dis qu’à deux pas de moi, dans ces buttes, sous le crâne épais de quelque nègre qui rêve, vivent les images des grands fleuves, des plaines et des forêts de l’Afrique tropicale. Et j’entends un chant mélancolique à trois notes, qui semble venir de dessous terre, quelque chose qui rappelle la plainte si