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avec nous des jeunes femmes et des fillettes en toilette claire, rieuses et florissantes de santé, d’une santé propre et soignée, délicate dans sa fraîcheur : une santé de riches. Nous rencontrâmes un grand troupeau de bœufs parqués au haut de la falaise. Il n’y a rien de plus beau (le peintre Duez le sait bien), que des bœufs se profilant sur la mer et sur le ciel. Mais, comme le parc était ouvert, les enfants eurent peur et ne voulaient point passer. Tout à coup une forme humaine surgit de l’herbe où elle était couchée : un pauvre homme couvert d’une peau de bique, le visage couleur de terre. C’était le bouvier. Il appela son chien et rassura poliment la compagnie. Il y avait avec lui un enfant chétif et laid, et qui paraissait avoir six ou sept ans. Une dame demanda : « C’est votre petit garçon ? — Oui, madame. — Quel âge a-t-il ? — Onze ans. » La dame se récria un peu étourdiment : « Onze ans ! mais c’est l’âge de Jeanne ! » Or Jeanne est une belle petite fille déjà grande comme une femme, avec une bonne figure ronde et rose. L’homme considéra la fillette et dit :

— Oh ! madame, c’est que votre demoiselle mange de la viande, elle !

Il dit cela avec simplicité, sans amertume, et même sans étonnement. La dame l’interrogea. Il nous apprit qu’il avait huit enfants, qu’il gagnait vingt sous par jour, mais qu’il payait 50 francs à la ferme où il était employé, pour loger sa femme et ses enfants. Il ne se plaignait pas ; il ajouta que ses deux aînés