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Un voisin redressa mes idées. Sans doute le travail des toréadors n’est pas extrêmement malaisé ; mais ce qui le rend méritoire, c’est qu’il ne souffre pas la moindre faute. Un seul faux pas pourrait les perdre. Quant au taureau, la piqûre des jolies flèches enrubannées ne lui fait guère plus de mal qu’à nous une piqûre d’épingle…

Ainsi renseigné, je plaignis moins la bête et je me mis du côté des hommes.

Mais vinrent les picadors. Leurs épieux firent ruisseler le sang en filets rouges le long des épaules de l’animal et jusque sur son fanon. Je me sentis derechef partisan du taureau. Vaguement, secrètement, et comme dans le mystère de mon âme, je commençai à souhaiter aux hommes quelque mauvais coup.

En même temps, je constatais que le sang ne me causait déjà plus autant d’horreur. L’approche du moment où la pointe pénètre dans la chair ne m’était plus aussi pénible ; même, je me surprenais à désirer ce moment. D’ailleurs, à cette distance (l’arène est très vaste et l’amphithéâtre très élevé), sous cette lumière dévorante d’un grand soleil d’été, parmi cet immense bourdonnement de la foule, où se perdent les mugissements et les cris, le spectacle même d’un homme ou d’un cheval éventré ne doit plus donner qu’une sensation visuelle presque aussi purement pittoresque, aussi affranchie du ressouvenir de la douleur physique, que si le même objet nous était offert dans un tableau de Fortuny ou de