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sible, et qu’ils ne peuvent plus que dépérir. Et encore.

Je vais vous dire, à ce propos, un des plus violents sentiments de haine que j’aie éprouvés dans ma vie. Vous savez que mon pays est charmant ; que l’eau y jaillit de partout en ruisselets délicieux ; que les teintes du ciel, de la prairie et des feuillages y sont fines et toujours un peu pâles, comme dans un paysage élyséen de Puvis de Chavannes ; et qu’enfin, à défaut de grands bois, il y a des arbres en quantité, par bandes ou par bouquets. Mais autrefois il y en avait bien davantage, et c’était encore plus beau. Or, j’eus la douleur de constater, voilà quelques années, pendant mes vacances, qu’on en avait abattu des rangées entières dans les prés qui bordent la Loire. Je n’avais jamais songé à demander qui en était le propriétaire. J’appris que c’était un monsieur qui vivait à Paris ; je sus qu’il y faisait la fête et que c’était pour la continuer qu’il découronnait les rives de mon fleuve.

Je me mis à haïr cet homme. Longtemps le misérable poursuivit son oeuvre impie : chaque année, de loin, sans se montrer, le lâche me volait de nouveaux arbres, de nouveaux coins de verdure. Je me représentais la parure chaste et sacrée de la terre gaspillée en débauches lugubres, dévorée là-bas par l’imbécile troupeau des maquillées ; et j’enrageais !… Si j’avais été poète, j’aurais mis cela en vers, ce qui m’eût soulagé. Très sérieusement, cet homme que je