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décarcassant, et parfois « tombant de fatigue sur son divan, y restant hébété dans un marais intérieur d’ennui ».

Cette façon de travailler est bien étrange. Avouerai-je ma naïveté ? J’ai beaucoup de peine à comprendre qu’on puisse mettre réellement huit jours et huit nuits à écrire cinquante ou soixante lignes. Ce degré de difficulté dans le travail me paraît inconcevable, surnaturel, fantastique. Bref, j’ai de la méfiance. J’en ai surtout quand je considère avec quelle aisance Flaubert écrivait à ses amis, en une matinée, des lettres de vingt pages, qui sont déjà vraiment d’un style très poussé.

Je me méfie d’autant plus que j’ai un peu connu, dans ses dernières années, cet homme excellent, d’une candide et délicieuse bonté. Plusieurs fois j’ai passé à Croisset une après-midi tout entière : car, pour peu qu’on lui plût, il vous gardait, il ne vous laissait plus partir. On causait littérature. Il avait, en ces matières, des sentiments tranchés et des idées confuses. Il affirmait posséder à fond son Rabelais et son Chateaubriand. Mais je m’aperçus que, chaque fois, il en citait les mêmes phrases. J’ai des raisons de croire qu’il ne connaissait que celles-là. Il était théâtral et plein d’illusions.

Avec cela, je le soupçonne d’avoir été très flâneur, très paresseux, quoi qu’il dise. Bouquiner au hasard à travers sa bibliothèque, s’étendre sur son divan et y fumer d’innombrables petites pipes, en son-