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depuis des siècles, ils font de la langue française un je ne sais quoi qui n’a plus de nom.

Ils considèrent le monde extérieur en malades, en hallucinés, d’un oeil qui le déforme et le trouble. Les rues de Paris suscitent dans l’esprit de Servaise des visions apocalyptiques, terribles par un je ne sais quoi qu’il ne peut exprimer — qu’il n’exprimera jamais — parce que ce je ne sais quoi n’est rien. Il lui arrive quelque chose de fort simple : il est à la campagne ; le printemps lui fait aimer une femme, et son amour lui fait trouver la nature plus belle. Nous connaissons cela. Mais Servaise, lui, n’en revient pas : cette aventure si unie se transforme en un drame physiologique, sentimental et intellectuel, plein de stupéfaction et de mystère, et qui ne se peut traduire à moins de soixante pages ténébreuses et convulsionnées.

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Certes, nos pères n’écrivaient pas sans peine. Sauf, peut-être, à l’origine des civilisations, la composition littéraire a toujours été un assez rude travail. Mais aujourd’hui, chez Servaise et ceux de son espèce, c’est une torture, une lutte atroce, sans trêve, avec des tensions de muscles, des vibrations de nerfs, des halètements, des syncopes, des courbatures…

Dans l’Œuvre, de Zola, l’artiste ressemblait déjà à un damné de Michel-Ange. Moins sanguins, plus chétifs, plus déprimés, plus nerveux, Servaise et