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grande puissance ; et c’est peut-être parce qu’ils étaient « amoureux de mots » qu’ils ont été amoureux de choses concrètes. Car le meilleur support d’une forme plastique, c’est encore l’observation passionnée du monde réel. Mais « naturalistes » selon l’esprit de M. Zola, ils ne le sont pas plus que Gustave Flaubert dans Madame Bovary. Il est certain qu’en écrivant son chef-d’œuvre, ce candide Flaubert n’a point su tout ce qu’il faisait ; il ne s’est pas dit : Écrivons un roman « expérimental » et « documentaire » qui commencera une série. Si ce poète et ce polisseur de syllabes a pu composer un livre qui fait date dans l’histoire du roman par plus de vérité qu’on n’en trouvait chez Balzac, surtout par une vérité plus constante, ce n’était sûrement pas en vertu d’une théorie expresse (pessimisme foncier et religion du style, voilà Flaubert ; en critique, il avait fort peu d’idées claires) — mais c’était un peu « pour brider sa fantaisie[1] » après la débauche de la Tentation de saint Antoine ; c’était aussi parce qu’il voyait dans la description exacte et ciselée des platitudes une manière d’ironie féroce où se délectait cet ennemi des philistins ; c’est enfin qu’amoureux avant tout d’une langue précise et concrète, il sentait que les détails de la vie extérieure appelaient d’eux-mêmes et lui suggéraient la forme arrêtée et tout en relief où triomphait sa virtuosité laborieuse. L’observation de la réalité fut toujours pour lui un moyen, non un but.

  1. Ibid., p. 66.