Page:Lemaître - Les Contemporains, sér3, 1898.djvu/304

Cette page n’a pas encore été corrigée

vain, je pense, ni qui ait poussé plus loin cet esprit-là, ni qui s’y soit tenu plus étroitement.

Remarquez comme, dans la littérature de notre temps, tous nos sentiments, toutes nos façons d’être, toutes nos attitudes intellectuelles et morales se sont tendues et exaspérées. Le sentiment de la nature s’est tourné en une adoration sensuelle et mystique ; le goût du pittoresque en une poursuite inquiète d’impressions ténues et insaisissables ; le goût de la réalité en une recherche morose de ce qu’elle a de brutal et de triste ; la tendresse est devenue hystérie et la mélancolie pessimisme. Tout a pris des airs de maladie nerveuse. L’art de la raillerie s’est développé avec le même excès. Il me semble que la plaisanterie de M. Rochefort est à celle de Voltaire ou de Beaumarchais ce que le pittoresque de Michelet est à celui de Buffon, ou l’impressionnisme d’Edmond de Goncourt à celui de Bernardin de Saint-Pierre.

L’esprit de l’auteur de la Lanterne, c’est l’ironie ininterrompue, méthodique et universelle. Cette ironie sans trêve, sans passion et sans choix, c’est proprement la « blague ». M. Rochefort est pour moi un des maîtres incontestés du genre.

S’il fallait définir ses procédés, on en trouverait, je crois, deux principaux. C’est, dans le détail, le coq-à-l’âne, sous quelque forme que ce soit, le rapprochement imprévu de deux idées étonnées de se trouver ensemble. Par exemple, la phrase célèbre : « La France contient, dit l’Almanach impérial, trente-six millions