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maines : à certains moments le conquérant même ou le grand poète donnerait tout son génie pour l’amour d’une femme. À ces moments-là celui qui les a toutes ferait envie même à Molière, même à César. Croyez que don Juan le sait, et qu’il en jouit profondément, et que sa royauté lui paraît pour le moins égale à celle des poètes et des capitaines. Ce qu’il veut, lui, c’est jeter des femmes, le plus de femmes possible, toutes les femmes à ses pieds. Et il les compte, et Leporello en tient la liste. Et en même temps qu’il compte ses victimes, il les regarde, il les étudie, il les compare. Il se délecte au spectacle des sentiments les plus violents auxquels une créature humaine puisse être en proie, se traduisant par les lignes, les formes, les mouvements, les signes extérieurs les plus gracieux et les plus séduisants. Il jouit du tumulte et de l’incohérence des pensées, des désespoirs qui se livrent des indignations qui consentent et abdiquent, et des corps vibrants, des cheveux dénoués, des larmes qui voilent et attendrissent la splendeur des beaux yeux. Il se sent le complice élu de la Nature éternelle. Les aime-t-il, ces femmes ? Il le croit, il le voudrait. Il sent en lui quelque chose de supérieur à lui-même, de tout-puissant et de mystérieux ; et son cœur se gonfle d’orgueil à songer qu’il est, quoi qu’il fasse et sans qu’il sache lui-même pourquoi, le rêve réalisé de tant de pauvres et folles et charmantes créatures. Ce qu’il doit porter en lui, c’est une immense fierté, une curiosité infinie, une infinie pitié, peut-être aussi une terreur de